La culture africaine nexistait pas.

Les Africains de ma génération  – et encore ceux daujourdhui  – ont en général un prénom anglais et un prénom africain. Les Blancs ne pouvaient ou ne voulaient pas prononcer un prénom africain, et ils considéraient quen porter un était non civilisé. Ce jour-là, Miss Mdingane ma dit que mon nouveau prénom serait Nelson. Pourquoi ma-t-elle attribué celui-là en particulier, je nen ai aucune idée. Cela avait peut-être quelque chose à voir avec le grand capitaine Lord Nelson, mais ce nest quune supposition.

3

Une nuit, alors que javais neuf ans, je me suis rendu compte dune grande agitation dans la maison. Mon père, qui rendait visite tour à tour à ses épouses et qui, en général, passait chez nous une semaine par mois, venait darriver. Mais ce nétait pas sa date habituelle et on ne lattendait que quelques jours plus tard. Je le trouvai dans la hutte de ma mère, allongé par terre sur le dos, au milieu de ce qui semblait être une quinte de toux sans fin. Même avec mes yeux denfant, je me suis rendu compte que ses jours étaient comptés. Il avait une sorte de maladie pulmonaire, mais elle navait pas été diagnostiquée parce que mon père nétait jamais allé voir un médecin. Il resta dans la hutte pendant plusieurs jours sans bouger ni parler et, une nuit, son état empira. Ma mère et la plus jeune épouse de mon père, Nodayimani, qui était venue sinstaller chez nous, le soignaient ; tard dans la nuit, il appela Nodayimani. « Apporte-moi mon tabac », lui dit- il. Ma mère et Nodayimani se concertèrent et décidèrent quil nétait pas prudent de lui donner son tabac dans cet état. Mais il continua à le réclamer et finalement Nodayimani lui bourra sa pipe, lalluma et la lui donna. Mon père fuma et se calma. Il fuma pendant une heure environ, puis, alors que sa pipe était encore allumée, il mourut.

Je me souviens non davoir éprouvé un grand chagrin mais de mêtre senti abandonné. Si ma mère était le centre de mon existence, je me définissais à travers mon père. Sa mort changea toute ma vie dune façon que je ne pouvais soupçonner à lépoque. Après une courte période de deuil ma mère mapprit que je quitterais bientôt Qunu. Je ne lui demandai pas pourquoi ni où jirais.

Jai emballé les quelques affaires que je possédais et, un matin de bonne heure, nous sommes partis vers louest, vers ma nouvelle résidence. Javais moins de chagrin pour mon père que pour le monde que je quittais. Qunu était tout ce que je connaissais et je laimais sans réserve, comme un enfant aime le premier lieu où il a vécu. Avant de disparaître derrière les collines, je me suis retourné et jai regardé mon village pour ce que je croyais être la dernière fois. Jai vu les huttes simples et les gens occupés à leurs corvées ; le ruisseau dans lequel javais sauté et joué avec les autres garçons ; les champs de maïs et les pâturages bien verts où les vaches et les moutons broutaient paresseusement. Jai imaginé mes amis en train de chasser les oiseaux, de boire du lait au pis dune vache, ou de samuser dans le réservoir au bout du ruisseau. Mais surtout, mes yeux sont restés fixés sur les trois huttes où javais connu lamour et la protection de ma mère. Ces trois huttes, je les associais à tout mon bonheur, à la vie elle-même et jai regretté amèrement de ne pas les avoir embrassées avant de partir. Je ne pouvais imaginer que lavenir vers lequel je marchais pourrait en tous points se comparer au passé que je quittais.

Nous avons marché en silence jusquà ce que le soleil descende lentement à lhorizon. Mais le silence du cœur entre une mère et son enfant nest jamais celui de la solitude.