Ce dénouement m’enchante : je sais qu’elle tient toujours ses promesses ! La photographie est à présent aussi en sécurité que si elle avait été jetée au feu.
– Je suis heureux d’entendre Votre Majesté parler ainsi.
– J’ai contracté une dette immense envers vous ! Je vous en prie ; dites-moi de quelle manière je puis vous récompenser. Cette bague… »
Il fit glisser de son doigt une émeraude et la posa sur la paume ouverte de sa main.
« Votre Majesté possède quelque chose que j’évalue à plus cher, dit Holmes.
– Dites-moi quoi : c’est à vous.
– Cette photographie ! »
Le roi le contempla avec ahurissement.
« La photographie d’Irène ? Bien sûr, si vous y tenez !
– Je remercie Votre Majesté. Maintenant, l’affaire est terminée J’ai l’honneur de souhaiter à Votre Majesté une bonne matinée. »
Il s’inclina et se détourna sans remarquer la main que lui tendait le roi. Bras dessus, bras dessous, nous regagnâmes Baker Street.
Et voici pourquoi un grand scandale menaçait le royaume de Bohême, et comment les plans de M. Sherlock Holmes furent déjoués par une femme. Il avait l’habitude d’ironiser sur la rouerie féminine ; depuis ce jour il évite de le faire. Et quand il parle d’Irène Adler, ou quand il fait allusion à sa photographie, c’est toujours sous le titre très honorable de la femme.
La Ligue des Rouquins
Arthur Conan Doyle
Un jour de l’automne dernier, je m’étais rendu chez mon ami
Sherlock Holmes. Je l’avais trouvé en conversation sérieuse avec un
gentleman d’un certain âge, de forte corpulence, rubicond, et
pourvu d’une chevelure d’un rouge flamboyant. Je m’excusai de mon
intrusion et j’allais me retirer, lorsque Holmes me tira avec
vivacité dans la pièce et referma la porte derrière moi.
« Vous ne pouviez pas choisir un moment plus propice pour
venir me voir, mon cher Watson ! dit-il avec une grande
cordialité.
– Je craignais de vous déranger en affaires.
– Je suis en affaires. Très en affaires.
– Alors je vous attendrai à côté…
– Pas du tout… Ce gentleman, monsieur Wilson, a été mon associé
et il m’a aidé à résoudre beaucoup de problèmes. Sans aucun doute
il me sera d’une incontestable utilité pour celui que vous me
soumettez. »
Le gentleman corpulent se souleva de son fauteuil et me gratifia
d’un bref salut ; une interrogation rapide brilla dans ses
petits yeux cernés de graisse.
« Essayez mon canapé, fit Holmes en se laissant retomber
dans son fauteuil. (Il rassembla les extrémités de ses dix doigts
comme il le faisait fréquemment lorsqu’il avait l’humeur
enquêteuse.) Je sais, mon cher Watson, que vous partagez la passion
que je porte à ce qui est bizarre et nous entraîne au-delà des
conventions ou de la routine quotidienne. Je n’en veux pour preuve
que votre enthousiasme à tenir la chronique de mes petites
aventures… en les embellissant parfois, ne vous en
déplaise !
– Les affaires où vous avez été mêlé m’ont beaucoup intéressé,
c’est vrai !
– Vous rappelez-vous ce que je remarquais l’autre jour ?
C’était juste avant de nous plonger dans le très simple problème de
Mlle Mary Sutherland… Je disais que la vie elle-même, bien plus
audacieuse que n’importe quelle imagination, nous pourvoit de
combinaisons extraordinaires et de faits très étranges. Il faut
toujours revenir à la vie !
– Proposition, que je me suis permis de contester…
– Vous l’avez discutée, docteur ; mais vous devrez
néanmoins vous ranger à mon point de vue ! Sinon j’entasserai
les preuves sous votre nez jusqu’à ce que votre raison vacille et
que vous vous rendiez à mes arguments… Cela dit, M. Jabez
Wilson ici présent a été assez bon pour passer chez moi : il a
commencé un récit qui promet d’être l’un des plus sensationnels que
j’aie entendus ces derniers temps. Ne m’avez-vous pas entendu dire
que les choses les plus étranges et pour ainsi dire uniques étaient
très souvent mêlées non à de grands crimes, mais à de petits
crimes ? Et, quelquefois, là où le doute était possible si
aucun crime n’avait été positivement commis ? Jusqu’ici je
suis incapable de préciser si l’affaire en question annonce, ou
non, un crime ; pourtant les circonstances sont certainement
exceptionnelles. Peut-être M. Wilson aura-t-il la grande
obligeance de recommencer son récit ?… Je ne vous le demande
pas uniquement parce que mon ami le docteur Watson n’a pas entendu
le début : mais la nature particulière de cette histoire me
fait désirer avoir de votre bouche un maximum de détails. En règle
générale, lorsque m’est donnée une légère indication sur le cours
des événements, je puis me guider ensuite par moi-même : des
milliers de cas semblables me reviennent en mémoire. Mais je suis
forcé de convenir en toute franchise qu’aujourd’hui je me trouve
devant un cas très à part. »
Le client corpulent bomba le torse avec une fierté visible,
avant de tirer de la poche intérieure de son pardessus un journal
sale et chiffonné. Tandis qu’il cherchait au bas de la colonne des
petites annonces, sa tête s’était inclinée en avant, et je pus le
regarder attentivement : tentant d’opérer selon la manière de
mon compagnon, je m’efforçai de réunir quelques remarques sur le
personnage d’après sa mise et son allure.
Mon inspection ne me procura pas beaucoup de renseignements.
Notre visiteur présentait tous les signes extérieurs d’un
commerçant britannique moyen : il était obèse, il pontifiait,
il avait l’esprit lent. Il portait un pantalon à carreaux qui
aurait fait les délices d’un berger (gris et terriblement ample),
une redingote noire pas trop propre et déboutonnée sur le devant,
un gilet d’un brun douteux traversé d’une lourde chaîne cuivrée, et
un carré de métal troué qui trimballait comme un pendentif. De
plus, un haut-de-forme effiloché et un manteau jadis marron
présentement pourvu d’un col de velours gisaient sur une chaise. En
résumé, à le regarder comme je le fis, cet homme n’avait rien de
remarquable, si ce n’étaient sa chevelure extra rouge et
l’expression de chagrin et de mécontentement qui se lisait sur ses
traits.
L’œil vif de Sherlock Holmes me surprit dans mon inspection, et
il secoua la tête en souriant lorsqu’il remarqua mon regard chargé
de questions.
« En dehors des faits évidents que M. Wilson a quelque
temps pratiqué le travail manuel, qu’il prise, qu’il est
franc-maçon, qu’il est allé en Chine, et qu’il a beaucoup écrit ces
derniers temps, je ne puis déduire rien d’autre ! dit
Holmes. »
M. Jabez Wilson sursauta dans son fauteuil ; il garda
le doigt sur son journal, mais il dévisagea mon camarade avec
ahurissement.
« Comment diable savez-vous tout cela, monsieur
Holmes ?
– Comment savez-vous, par exemple, que j’ai pratiqué le travail
manuel ? C’est vrai comme l’Évangile ! J’ai débuté dans
la vie comme charpentier à bord d’un bateau.
– Vos mains me l’ont dit, cher monsieur. Votre main droite est
presque deux fois plus large que la gauche. Vous avez travaillé
avec elle, et ses muscles ont pris de l’extension.
– Bon. Mais que je prise ? Et que je suis
franc-maçon ?
– Je ne ferai pas injure à votre intelligence en vous disant
comment je l’ai vu ; d’autant plus que, en contradiction avec
le règlement de votre ordre, vous portez en guise d’épingle de
cravate un arc et un compas.
– Ah ! bien sûr ! Je l’avais oublié. Mais pour ce qui
est d’écrire ?
– Que peut indiquer d’autre cette manchette droite si
lustrée ? Et cette tache claire près du coude gauche, à
l’endroit où vous posez votre bras sur votre bureau ?
– Soit. Mais la Chine ?
– Légèrement au-dessus de votre poignet droit, il y a un
tatouage : le tatouage d’un poisson, qui n’a pu être fait
qu’en Chine. J’ai un peu étudié les tatouages, et j’ai même apporté
ma contribution à la littérature qui s’est occupée d’eux. Cette
façon de teindre en rose délicat les écailles d’un poisson ne se
retrouve qu’en Chine. Quand, de surcroît, je remarque une pièce de
monnaie chinoise pendue à votre chaîne de montre, le doute ne m’est
plus permis. »
M. Jabez Wilson eut un rire gras :
« Hé bien ! c’est formidable ! Au début, j’ai cru
que vous étiez un as, mais je m’aperçois que ça n’était pas si
malin, au fond !
– Je commence à me demander, Watson, dit Holmes, si je n’ai pas
commis une grave erreur en m’expliquant. Omne ignotum pro
magnifico, vous savez ? et ma petite réputation sombrera
si je me laisse aller à ma candeur naturelle… Vous ne pouvez pas
trouver l’annonce, monsieur Wilson ?
– Si, je l’ai à présent, répondit-il, avec son gros doigt
rougeaud posé au milieu de la colonne.
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