Je donnerais tout pour savoir ce qu’est devenu M. Hosmer Angel.

– Pourquoi êtes-vous partie avec une pareille précipitation ? » demanda Sherlock Holmes.

Il avait rassemblé les extrémités de ses dix doigts, et il contemplait le plafond. L’étonnement bouleversa encore une fois les traits quelconques de Mlle Mary Sutherland.

« Oui, dit-elle. Effectivement, je me suis précipitée hors de chez moi parce que j’étais furieuse de voir M. Windibank, mon père, prendre la chose aussi facilement. Il ne voulait pas avertir la police, il ne voulait pas aller vous voir ! Alors moi, finalement, comme il ne faisait rien, et qu’il se bornait à m’affirmer qu’il n’y avait pas de mal, je me suis mise en colère, j’ai filé droit chez vous.

– Votre père ? observa Holmes. Votre beau-père, sans doute, puisque vous ne portez pas le même nom.

– Oui, mon beau-père. Je l’appelle père, bien que cela sonne bizarrement ; il n’a que cinq ans et deux mois de plus que moi.

– Et votre mère vit toujours ?

– Oh ! oui. Maman vit toujours, et elle se porte bien. Ça ne m’a pas fait plaisir, monsieur Holmes, quand elle s’est remariée si tôt après la mort de papa : surtout qu’il s’agissait d’un homme qui avait quinze ans de moins qu’elle. Papa était plombier à Tottenham Court Road ; il a laissé derrière lui une affaire en ordre. Maman l’a continuée avec son contremaître, M. Hardy. Mais il a suffi que M. Windibank survienne pour qu’elle vende son affaire ; il lui était très supérieur : c’est un courtier en vins ! Ils en ont tiré quatre mille sept cents livres pour la clientèle et pour le fonds : si papa avait vécu, il en aurait tiré bien davantage, lui ! »

Je m’attendais à ce que Sherlock Holmes témoignât de l’impatience devant un récit aussi décousu, mais je le vis au contraire qui concentrait son attention au maximum.

« Votre petit revenu, demanda-t-il, vient-il de l’affaire ?

– Oh ! non, monsieur. Il n’a rien à voir avec elle. C’est un héritage de mon oncle Ned, d’Auckland. Des valeurs de Nouvelle Zélande, qui me rapportent 4, 5 %. Le total faisait deux mille cinq cents livres, mais je touche juste l’intérêt.

– Cette histoire me passionne, dit Holmes. Voyons ! Cent livres, bon an mal an, vous parviennent ; de plus vous gagnez un peu d’argent, il vous arrive donc de faire des petits voyages et de vous offrir quelques fantaisies. Il me semble qu’une jeune fille seule peut très bien s’en tirer avec un revenu voisinant soixante livres.

– Je pourrais me débrouiller encore avec beaucoup moins, monsieur Holmes ! Mais aussi longtemps que je vivrai à la maison, je ne veux pas être à charge : aussi c’est eux qui encaissent. Bien sûr, cette convention n’est valable que tant que je resterai à la maison. Tous les trimestres, M. Windibank touche mes intérêts, les rapporte à maman. Moi, je me suffis avec ce que je gagne en tapant à la machine à écrire : à deux pence la page. Et je tape souvent de quinze à vingt pages par jour.

– Vous m’avez très bien décrit votre situation, dit Holmes. Mais vous pouvez parler devant le docteur Watson, qui est mon ami, aussi librement qu’à moi-même. S’il vous plaît, abordons, à présent, le chapitre de vos relations avec M. Hosmer Angel. »

Mlle Mary Sutherland rosit légèrement ; ses doigts s’agitèrent sur le bord de son chemisier ; tout de même elle commença :

« Je l’ai rencontré la première fois au bal des employés du gaz. Ils avaient l’habitude d’envoyer des places à papa de son vivant ; ils se souvinrent de nous après sa mort, et ils les adressèrent à maman. M. Windibank ne tenait pas à ce que nous y allions. D’ailleurs il ne tenait pas à ce que nous allions nulle part. Si j’avais voulu, par exemple, sortir avec mes camarades de l’école du dimanche, il serait devenu fou ! Mais cette fois j’étais décidée à aller au bal, et j’irais ! De quel droit m’en empêcherait-il ? Il prétendait que ce bal n’était pas fréquenté par des gens pour nous ; or, tous les amis de papa y étaient. Il me dit aussi que je n’avais rien à me mettre, alors que j’avais ma robe de panne rouge que je n’avais pas encore étrennée. A la fin, comme je ne voulais pas changer d’avis, il partit pour la France en voyage d’affaires pour sa firme ; mais maman et moi, nous nous fîmes accompagner de M. Hardy, l’ancien contremaître de papa, et nous allâmes au bal : ce fut là que je rencontrai M. Hosmer Angel.

– Je pense, dit Holmes, que lorsque M. Windibank rentra de France, il fut très fâché d’apprendre que vous étiez allée au bal.

– Oh ! il se montra très gentil ! Il rit, je m’en souviens, et il haussa les épaules. Il dit même que c’était bien inutile d’empêcher une femme de faire ce qui lui plaisait, car elle se débrouillait toujours.

– Bon. Donc, à ce bal des employés du gaz, vous avez rencontré un gentleman du nom de Hosmer Angel ?

– Oui, monsieur. Je l’ai rencontré ce soir-là ; le lendemain il vint nous rendre visite pour savoir si nous étions bien rentrées ; après quoi nous l’avons revu… C’est-à-dire, monsieur Holmes, je l’ai revu deux fois et nous nous sommes promenés ensemble.