Mais j’étais à ce point préoccupée du problème dont vous aviez chargé mes épaules que je ne pouvais voir même ce spectacle habituel sans le rapporter à mon sujet. Je pensais combien il était plus difficile aujourd’hui qu’il y a un siècle de dire laquelle de ces occupations est la plus élevée, la plus nécessaire ! Vaut-il mieux être porteur de charbon ou bonne d’enfants ? La femme de ménage qui a élevé huit enfants a-t-elle moins d’importance que l’avocat qui a gagné une centaine de livres ? Il est vain de poser de telles questions, car nul ne peut leur donner de réponse. Non seulement la valeur comparée d’une femme de ménage et d’un avocat monte et descend d’une décennie à l’autre, mais encore n’avons-nous pas d’étalon pour les mesurer tels qu’ils sont en ce moment.

J’avais été ridicule de demander à mon professeur de me donner dans sa thèse mysogine « des preuves irréfutables » de ceci ou de cela. Même s’il était possible de déterminer la valeur d’une capacité humaine à un moment précis, cette valeur serait sujette à variations ; dans un siècle, elle aura peut-être changé du tout au tout. Au surplus, pensais-je, parvenue devant ma maison, les femmes, dans cent ans, auront cessé d’être un sexe protégé. Logiquement, elles participeront à toutes les activités, à tous les emplois qui leur étaient refusés autrefois. La bonne d’enfants portera le charbon. La vendeuse conduira une machine. Toutes les hypothèses fondées sur des faits observés quand les femmes étaient un sexe protégé auront disparu, par exemple (ici une escouade de soldats défila dans la rue), celle que femmes, prêtres et jardiniers vivent plus longtemps que les autres humains. Enlevez toute protection aux femmes, exposez-les aux mêmes efforts, aux mêmes activités que les hommes, faites-en des soldats, des marins et des mécaniciennes et des docteurs, et les femmes ne mourront-elles pas si vite et si jeunes qu’on dira : « J’ai vu une femme aujourd’hui », comme on disait autrefois : « J’ai vu un avion. » Tout pourra arriver quand être une femme ne voudra plus dire : exercer une fonction protégée, pensais-je, ouvrant ma porte.

Mais quel rapport tout ceci a-t-il avec le sujet de mon étude : « Les femmes et le roman » ? me demandais-je en rentrant chez moi.

Chapitre 3

Il était décevant de n’avoir pu rapporter, à la fin de cette journée, quelque importante affirmation, quelque fait authentique. Les femmes, dit-on, sont plus pauvres que les hommes, pour telle ou telle raison. Peut-être vaudrait-il mieux renoncer à chercher la vérité et à recevoir sur la tête une avalanche d’opinions, chaudes comme lave et décolorées comme eau de vaisselle ? Ne vaudrait-il pas mieux tirer les rideaux, laisser au-dehors les distractions, allumer la lampe, restreindre l’enquête et demander à l’historien, qui enregistre non pas des opinions mais des faits, de décrire les conditions dans lesquelles les femmes vivaient, non pas à travers les siècles, mais en Angleterre, au temps d’Élisabeth, par exemple.

Pourquoi aucune femme, quand un homme sur deux, semble-t-il, était capable de faire une chanson ou un sonnet, n’a écrit un mot de cette extraordinaire littérature, reste pour moi une énigme cruelle. Quelles étaient les conditions de vie des femmes ? me demandais-je ; car la fiction, œuvre d’imagination s’il en est, n’est pas déposée sur le sol tel un caillou, comme le pourrait être la science ; le roman est semblable à une toile d’araignée, attachée très légèrement peut-être, mais enfin attachée à la vie par ses quatre coins. Souvent les liens sont à peine perceptibles ; les pièces de Shakespeare, par exemple, semblent être suspendues tout naturellement sans aucune aide. Mais quand la toile est tirée sur le côté, arrachée sur ses bords, déchirée en son milieu, on se souvient que ces toiles ne sont pas tissées dans le vide par des créatures incorporelles mais sont l’œuvre d’une humanité souffrante et liée à des choses grossièrement matérielles, tels la santé, l’argent et les maisons où nous vivons.

Je me dirigeai donc vers le rayon où sont rangés les livres d’histoire et pris l’un des plus récents, l’Histoire d’Angleterre, du Pr Trevelyan. Une fois de plus, je cherchai « Femmes », trouvai « Situation des » et ouvris à la page indiquée : « Battre sa femme, lus-je, était alors pour l’homme un droit reconnu que riches et pauvres exerçaient sans vergogne. Sur le même plan, poursuivait l’historien, la fille qui refusait de se marier avec un monsieur choisi par ses parents s’exposait à être enfermée, battue et traînée dans sa chambre, sans que l’opinion publique s’en scandalisât. Le mariage n’était pas une affaire d’affection personnelle, mais de cupidité familiale, et cela surtout dans la “chevaleresque” classe noble… Les fiançailles avaient souvent lieu quand l’une des parties ou toutes deux étaient encore au berceau, et le mariage était célébré quand elles pouvaient à peine se passer des soins de leur nourrice. »

Les choses en étaient là vers 1470, peu de temps après l’époque de Chaucer. La prochaine mention faite de la situation des femmes se référait au temps des Stuart, deux cents ans plus tard. « Il était encore exceptionnel pour les femmes des classes supérieures et moyennes de choisir leur époux ; une fois le mari désigné, il devenait seigneur et maître, autant, du moins, que la loi et les coutumes le permettaient. Et pourtant, même dans ces conditions, conclut le Pr Trevelyan, ni les femmes de Shakespeare, ni celles des authentiques mémoires du XVIIe siècle, comme ceux de Verney et ceux des Hutchinson, ne semblent manquer de personnalité et de caractère. »

Certes, à y bien réfléchir, Cléopâtre devait avoir des façons à elle ; lady Macbeth, on peut le supposer, avait sa volonté ; Rosalinde, pourrait-on croire, était une jeune fille charmante. Le Pr Trevelyan est dans le vrai quand il constate que les femmes de Shakespeare ne semblent manquer ni de personnalité ni de caractère. Quand on n’est pas un historien on peut même aller plus loin et dire que les femmes flamboient comme des phares dans les œuvres de tous les poètes depuis l’origine des temps, Clytemnestre, Antigone, Cléopâtre, lady Macbeth, Phèdre, Cressida, Rosalinde, Desdémone, la duchesse d’Amalfi dans les drames ; puis, dans les œuvres en prose : Millamant, Clarisse, Becky Sharp, Anna Karenine, Emma Bovary, Mme de Guermantes – les noms me viennent à l’esprit en foule et n’évoquent pas des femmes « manquant de personnalité et de caractère ». Vraiment, si la femme n’avait d’existence que dans les œuvres littéraires masculines, on l’imaginerait comme une créature de la plus haute importance, diverse, héroïque et médiocre, magnifique et vile, infiniment belle et hideuse à l’extrême, avec autant de grandeur que l’homme, davantage même, de l’avis de quelques-uns. Mais il s’agit là de la femme à travers la fiction. En réalité, comme l’a indiqué le Pr Trevelyan, la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre.

Un être étrange, composite, fait ainsi son apparition. En imagination, elle est de la plus haute importance, en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle envahit la poésie d’un bout à l’autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l’Histoire. Dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait, elle était l’esclave de n’importe quel garçon dont les parents avaient exigé qu’elle portât l’anneau à son doigt. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, et était la propriété de son mari.

C’est, certes, un monstre étrange, celui que l’on conçoit en lisant tout d’abord les historiens, puis les poètes, un vermisseau qui aurait des ailes d’aigle, l’âme de la vie et de la beauté en train de hacher menu quelque morceau de lard dans sa cuisine.