Ce fut là le dernier coup. Quoi de plus affligeant que ces luttes sourdes où l’entêtement des dévotes voulait l’emporter sur la dialectique d’un magistrat ? Quoi de plus effrayant à peindre que ces aigres pointilleries auxquelles les gens passionnés préfèrent des coups de poignard ? Granville déserta sa maison, où tout lui devenait insupportable : ses enfants, courbés sous le despotisme froid de leur mère, n’osaient suivre leur père au spectacle, et Granville ne pouvait leur procurer aucun plaisir sans leur attirer des punitions de leur terrible mère. Cet homme si aimant fut amené à une indifférence, à un égoïsme pire que la mort. Il sauva du moins ses fils de cet enfer en les mettant de bonne heure au collége, et se réservant le droit de les diriger. Il intervenait rarement entre la mère et les filles ; mais il résolut de les marier aussitôt qu’elles atteindraient l’âge de nubilité. S’il eût voulu prendre un parti violent, rien ne l’aurait justifié ; sa femme, appuyée par un formidable cortége de douairières, l’aurait fait condamner par la terre entière. Granville n’eut donc d’autre ressource que de vivre dans un isolement complet ; mais courbé sous la tyrannie du malheur, ses traits flétris par le chagrin et par les travaux lui déplaisaient à lui-même. Enfin, ses liaisons, son commerce avec les femmes du monde auprès desquelles il désespéra de trouver des consolations, il les redoutait.
L’histoire didactique de ce triste ménage n’offrit, pendant les treize années qui s’écoulèrent de 1807 à 1821, aucune scène digne d’être rapportée. Madame de Granville resta exactement la même du moment où elle perdit le cœur de son mari que pendant les jours où elle se disait heureuse. Elle fit des neuvaines pour prier Dieu et les saints de l’éclairer sur les défauts qui déplaisaient à son époux et de lui enseigner les moyens de ramener la brebis égarée ; mais plus ses prières avaient de ferveur, moins Granville paraissait au logis. Depuis cinq ans environ, l’Avocat-Général, à qui la Restauration donna de hautes fonctions dans la magistrature, s’était logé à l’entresol de son hôtel, pour éviter de vivre avec la comtesse de Granville. Chaque matin il se passait une scène qui, s’il faut en croire les médisances du monde, se répète au sein de plus d’un ménage où elle est produite par certaines incompatibilités d’humeur, par des maladies morales ou physiques, ou par des travers qui conduisent bien des mariages aux malheurs retracés dans cette histoire. Sur les huit heures du matin, une femme de chambre, assez semblable à une religieuse, venait sonner à l’appartement du comte de Granville. Introduite dans le salon qui précédait le cabinet du magistrat, elle redisait au valet de chambre, et toujours du même ton, le message de la veille.
— Madame fait demander à monsieur le comte s’il a bien passé la nuit, et si elle aura le plaisir de déjeuner avec lui.
— Monsieur, répondait le valet de chambre après être allé parler à son maître, présente ses hommages à madame la comtesse, et la prie d’agréer ses excuses ; une affaire importante l’oblige à se rendre au Palais.
Un instant après, la femme de chambre se présentait de nouveau et demandait de la part de madame si elle aurait le bonheur de voir monsieur le comte avant son départ. — Il est parti, répondait le valet, tandis que souvent le cabriolet était encore dans la cour. Ce dialogue par ambassadeur devint un cérémonial quotidien. Le valet de chambre de Granville, qui, favori de son maître, causa plus d’une querelle dans le ménage par son irréligion et par le relâchement de ses mœurs, se rendait même quelquefois par forme dans le cabinet où son maître n’était pas, et revenait faire les réponses d’usage. L’épouse affligée guettait toujours le retour de son mari, se mettait sur le perron afin de se trouver sur son passage et arriver devant lui comme un remords. La taquinerie vétilleuse qui anime les caractères monastiques faisait le fond de celui de madame de Granville, qui, alors âgée de trente-cinq ans, paraissait en avoir quarante. Quand, obligé par le décorum, Granville adressait la parole à sa femme ou restait à dîner au logis, heureuse de lui imposer sa présence, ses discours aigres-doux et l’insupportable ennui de sa société bigote, elle essayait alors de le mettre en faute devant ses gens et ses charitables amies. La présidence d’une cour royale fut offerte au comte de Granville, alors très-bien en cour, il pria le ministère de le laisser à Paris. Ce refus, dont les raisons ne furent connues que du Garde-des-sceaux, suggéra les plus bizarres conjectures aux intimes amies et au confesseur de la comtesse. Granville, riche de cent mille livres de rente, appartenait à l’une des meilleures maisons de la Normandie ; sa nomination à une présidence était un échelon pour arriver à la pairie ; d’où venait ce peu d’ambition ? d’où venait l’abandon de son grand ouvrage sur le droit ? d’où venait cette dissipation qui, depuis près de six années, l’avait rendu étranger à sa maison, à sa famille, à ses travaux, à tout ce qui devait lui être cher ? Le confesseur de la comtesse, qui pour parvenir à un évêché comptait autant sur l’appui des maisons où il régnait que sur les services rendus à une congrégation de laquelle il fut l’un des plus ardents propagateurs, se trouva désappointé par le refus de Granville et tâcha de le calomnier par des suppositions : si monsieur le comte avait tant de répugnance pour la province, peut-être s’effrayait-il de la nécessité où il serait d’y mener une conduite régulière ? forcé de donner l’exemple des bonnes mœurs, il vivrait avec la comtesse, de laquelle une passion illicite pouvait seule l’éloigner ? une femme aussi pure que madame de Granville reconnaîtrait-elle jamais les dérangements survenus dans la conduite de son mari ?... Les bonnes amies transformèrent en vérités ces paroles qui malheureusement n’étaient pas des hypothèses, et madame de Granville fut frappée comme d’un coup de foudre. Sans idées sur les mœurs du grand monde, ignorant l’amour et ses folies, Angélique était si loin de penser que le mariage pût comporter des incidents différents de ceux qui lui aliénèrent le cœur de Granville qu’elle le crut incapable de fautes qui pour toutes les femmes sont des crimes. Quand le comte ne réclama plus rien d’elle, elle avait imaginé que le calme dont il paraissait jouir était dans la nature ; enfin, comme elle lui avait donné tout ce que son cœur pouvait renfermer d’affection pour un homme, et que les conjectures de son confesseur ruinaient complétement les illusions dont elle s’était nourrie jusqu’en ce moment, elle prit la défense de son mari, mais sans pouvoir détruire un soupçon si habilement glissé dans son âme. Ces appréhensions causèrent de tels ravages dans sa faible tête qu’elle en tomba malade, et devint la proie d’une fièvre lente. Ces événements se passaient pendant le carême de l’année 1822, elle ne voulut pas consentir à cesser ses austérités, et arriva lentement à un état de consomption qui fit trembler pour ses jours. Les regards indifférents de Granville la tuaient. Les soins et les attentions du magistrat ressemblaient à ceux qu’un neveu s’efforce de prodiguer à un vieil oncle.
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