Depuis deux ans, mon jeune... Le comte parut hésiter à employer une expression ; mais il fit un geste et s’écria : — Non, je ne vous appellerai pas mon ami, je déteste tout ce qui peut ressembler à un sentiment. Depuis deux ans donc, je ne m’étonne plus que les vieillards se plaisent tant à cultiver des fleurs, à planter des arbres ; les événements de la vie leur ont appris à ne plus croire aux affections humaines ; et, en peu de temps, je suis devenu vieillard. Je ne veux plus m’attacher qu’à des animaux qui ne raisonnent pas, à des plantes, à tout ce qui est extérieur. Je fais plus de cas des mouvements de la Taglioni que de tous les sentiments humains. J’abhorre la vie et un monde où je suis seul. Rien, rien, ajouta le comte avec une expression qui fit tressaillir le jeune homme, non, rien ne m’émeut et rien ne m’intéresse.

— Vous avez des enfants ?

— Mes enfants ! reprit-il avec un singulier accent d’amertume. Eh ! bien, l’aînée de mes deux filles n’est-elle pas comtesse de Vandenesse ? Quant à l’autre, le mariage de son aînée lui prépare une belle alliance. Quant à mes deux fils, n’ont-ils pas très-bien réussi ? le vicomte est Avocat-Général à Limoges, et le cadet est substitut à Versailles. Mes enfants ont leurs soins, leurs inquiétudes, leurs affaires. Si parmi ces cœurs, un seul se fût entièrement consacré à moi, s’il eût essayé, par son affection de combler le vide que je sens là, dit-il en frappant sur son sein, eh ! bien, celui-là aurait manqué sa vie, il me l’aurait sacrifiée. Et pourquoi, après tout ? pour embellir quelques années qui me restent, y serait-il parvenu, n’aurais-je pas peut-être regardé ses soins généreux comme une dette ? Mais... Ici le vieillard se prit à sourire avec une profonde ironie. Mais, docteur, ce n’est pas en vain que nous leur apprenons l’arithmétique, et ils savent calculer. En ce moment, ils attendent peut-être ma succession.

— Oh ! monsieur le comte, comment cette idée peut-elle vous venir, à vous si bon, si obligeant, si humain ? En vérité, si je n’étais pas moi-même une preuve vivante de cette bienfaisance que vous concevez si belle et si large...

— Pour mon plaisir, reprit vivement le comte. Je paie une sensation comme je paierais demain d’un monceau d’or la plus puérile des illusions qui me remuait le cœur. Je secours mes semblables pour moi, par la même raison que je vais au jeu ; aussi ne compté-je sur la reconnaissance de personne. Vous-même, je vous verrais mourir sans sourciller, et je vous demande le même sentiment pour moi. Ah ! jeune homme, les événements de la vie ont passé sur mon cœur comme les laves du Vésuve sur Herculanum : la ville existe, morte.

— Ceux qui ont amené à ce point d’insensibilité une âme aussi chaleureuse et aussi vivante que l’était la vôtre, sont bien coupables.

— N’ajoutez pas un mot, reprit le comte avec un sentiment d’horreur.

— Vous avez une maladie que vous devriez me permettre de guérir, dit Bianchon d’un son de voix plein d’émotion.

— Mais connaissez-vous donc un remède à la mort ? s’écria le comte impatienté.

— Hé bien, monsieur le comte, je gage ranimer ce cœur que vous croyez si froid.

— Valez-vous Talma ? demanda ironiquement le président.

— Non, monsieur le comte. Mais la nature est aussi supérieure à Talma, que Talma pouvait m’être supérieur. Écoutez, le grenier qui vous intéresse est habité par une femme d’une trentaine d’années, et, chez elle, l’amour va jusqu’au fanatisme ; l’objet de son culte est un jeune homme d’une jolie figure, mais qu’une mauvaise fée a doué de tous les vices possibles. Ce garçon est joueur, et je ne sais ce qu’il aime le mieux des femmes ou du vin ; il a fait, à ma connaissance, des bassesses dignes de la police correctionnelle. Eh ! bien, cette malheureuse femme lui a sacrifié une très-belle existence, un homme par qui elle était adorée, de qui elle avait des enfants. Mais qu’avez-vous, monsieur le comte ?

— Rien, continuez.

— Elle lui a laissé dévorer une fortune entière, elle lui donnerait, je crois, le monde, si elle le tenait ; elle travaille nuit et jour ; et souvent elle a vu, sans murmurer, ce monstre qu’elle adore lui ravir jusqu’à l’argent destiné à payer les vêtements dont manquent ses enfants, jusqu’à leur nourriture du lendemain. Il y a trois jours, elle a vendu ses cheveux, les plus beaux que j’aie jamais vus : il est venu, elle n’avait pas pu cacher assez promptement la pièce d’or, il l’a demandée ; pour un sourire, pour une caresse, elle a livré le prix de quinze jours de vie et de tranquillité. N’est-ce pas à la fois horrible et sublime ? Mais le travail commence à lui creuser les joues. Les cris de ses enfants lui ont déchiré l’âme, elle est tombée malade, elle gémit en ce moment sur un grabat. Ce soir, elle n’avait rien à manger, et ses enfants n’avaient plus la force de crier, ils se taisaient quand je suis arrivé.

Horace Bianchon s’arrêta. En ce moment le comte de Granville avait, comme malgré lui, plongé la main dans la poche de son gilet.

— Je devine, mon jeune ami, dit le vieillard, comment elle peut vivre encore, si vous la soignez.

— Ah ! la pauvre créature, s’écria le médecin, qui ne la secourrait pas ? Je voudrais être plus riche, car j’espère la guérir de son amour.

— Mais, reprit le comte en retirant de sa poche la main qu’il y avait mise sans que le médecin la vit pleine des billets que son protecteur semblait y avoir cherchés, comment voulez-vous que je m’apitoie sur une misère dont les plaisirs ne me sembleraient pas payés trop cher par toute ma fortune ! Elle sent, elle vit cette femme ! Louis XV n’aurait-il pas donné tout son royaume pour pouvoir se relever de son cercueil et avoir trois jours de jeunesse et de vie ? N’est-ce pas là l’histoire d’un milliard de morts, d’un milliard de malades, d’un milliard de vieillards ?

— Pauvre Caroline, s’écria le médecin.

En entendant ce nom, le comte de Granville tressaillit, et saisit le bras du médecin qui crut se sentir serré par les deux lèvres en fer d’un étau.

— Elle se nomme Caroline Crochard, demanda le président d’un son voix visiblement altérée.

— Vous la connaissez donc ? répondit le docteur avec étonnement.

— Et le misérable se nomme Solvet... Ah ! vous m’avez tenu parole, s’écria l’ancien magistrat, vous avez agité mon cœur par la plus terrible sensation qu’il éprouvera jusqu’à ce qu’il devienne poussière.