Enfin je voudrais la savoir heureuse, elle est si bonne !

— Elle vous a donc bien prouvé sa bonté ?

— Oh ! oui, répliqua la jeune fille d’un son de voix profond. Puis après un assez court moment de silence pendant lequel les deux jeunes gens regardèrent madame Crochard qui, parvenue au milieu du pont rustique, les menaçait du doigt, Caroline reprit : — Oh ! oui, elle me l’a prouvé. Combien ne m’a-t-elle pas soignée quand j’étais petite ! Elle a vendu ses derniers couverts d’argent pour me mettre en apprentissage chez la vieille fille qui m’a appris à broder. Et mon pauvre père ! combien de mal n’a-t-elle pas eu pour lui faire passer heureusement ses derniers moments ! A cette idée la jeune fille tressaillit et se fit un voile de ses deux mains. — Ah ! bah, ne pensons jamais aux malheurs passés, dit-elle en essayant de reprendre un air enjoué. Elle rougit en s’apercevant que Roger s’était attendri, mais elle n’osa le regarder.

— Que faisait donc votre père, demanda-t-il.

— Mon père était danseur à l’opéra avant la révolution, dit-elle de l’air le plus naturel du monde, et ma mère chantait dans les chœurs. Mon père, qui commandait les évolutions sur le théâtre, se trouva par hasard à la prise de la Bastille. Il fut reconnu par quelques-uns des assaillants qui lui demandèrent s’il ne dirigerait pas bien une attaque réelle, lui qui en commandait de feintes au théâtre. Mon père était brave, il accepta, conduisit les insurgés, et fut récompensé par le grade de capitaine dans l’armée de Sambre-et-Meuse, où il se comporta de manière à monter rapidement en grade, il devint colonel ; mais il fut si grièvement blessé à Lutzen qu’il est revenu mourir à Paris, après un an de maladie. Les Bourbons sont arrivés, ma mère n’a pu obtenir de pension, et nous sommes retombées dans une si grande misère, qu’il a fallu travailler pour vivre. Depuis quelque temps la bonne femme est devenue maladive ; aussi jamais ne l’ai-je vue si peu résignée ; elle se plaint ; et je le conçois, elle a goûté les douceurs d’une vie heureuse. Quant à moi, qui ne saurais regretter des délices que je n’ai pas connues, je ne demande qu’une seule chose au ciel...

— Quoi ? dit vivement Roger qui semblait rêveur.

— Que les femmes portent toujours des tulles brodés pour que l’ouvrage ne manque jamais.

La franchise de ces aveux intéressa le jeune homme, qui regarda d’un œil moins hostile madame Crochard quand elle revint vers eux d’un pas lent.

— Hé bien, mes enfants, avez-vous bien jasé, leur demanda-t-elle d’un air tout à la fois indulgent et railleur. Quand on pense, monsieur Roger, que le petit caporal s’est assis là où vous êtes, reprit-elle après un moment de silence ! — Pauvre homme ! ajouta-t-elle, mon mari l’aimait-il ! Ah ! Crochard a aussi bien fait de mourir, car il n’aurait pas enduré de le savoir là où ils l’ont mis.

Roger posa un doigt sur ses lèvres, et la bonne vieille, hochant la tête, dit d’un air sérieux : — Suffit, on aura la bouche close et la langue morte. Mais, ajouta-t-elle en ouvrant les bords de son corsage et montrant une croix et son ruban rouge suspendus à son cou par une faveur noire, ils ne m’empêcheront pas de porter ce que l’autre a donné à mon pauvre Crochard, et je me ferai certes enterrer avec...

En entendant des paroles qui passaient alors pour séditieuses, Roger interrompit la vieille mère en se levant brusquement, et ils retournèrent au village à travers les allées du parc. Le jeune homme s’absenta pendant quelques instants pour aller commander un repas chez le meilleur traiteur de Taverny ; puis il revint chercher les deux femmes, et les y conduisit en les faisant passer par les sentiers de la forêt. Le dîner fut gai. Roger n’était déjà plus cette ombre sinistre qui passait naguère rue du Tourniquet, il ressemblait moins au monsieur noir qu’à un jeune homme confiant, prêt à s’abandonner au courant de la vie, comme ces deux femmes insouciantes et laborieuses qui, le lendemain peut-être, manqueraient de pain ; il paraissait être sous l’influence des joies du premier âge, son sourire avait quelque chose de caressant et d’enfantin. Quand sur les cinq heures, le joyeux dîner fut terminé par quelques verres de vin de Champagne, Roger proposa le premier d’aller sous les châtaigniers au bal du village, où Caroline et lui dansèrent ensemble : leurs mains se pressèrent avec intelligence, leurs cœurs battirent animés d’une même espérance ; et sous le ciel bleu, aux rayons obliques et rouges du couchant, leurs regards arrivèrent à un éclat qui pour eux faisait pâlir celui du ciel. Étrange puissance d’une idée et d’un désir ! Rien ne semblait impossible à ces deux êtres. Dans ces moments magiques où le plaisir jette ses reflets jusque sur l’avenir, l’âme ne prévoit que du bonheur. Cette jolie journée avait déjà créé pour tous deux des souvenirs auxquels ils ne pouvaient rien comparer dans le passé de leur existence. La source serait-elle donc plus gracieuse que le fleuve, le désir serait-il plus ravissant que la jouissance, et ce qu’on espère plus attrayant que tout ce qu’on possède ?

— Voilà donc la journée déjà finie ! Cette exclamation échappait à l’inconnu au moment où cessait la danse, et Caroline le regarda d’un air compatissant en lui voyant reprendre une légère teinte de tristesse.

— Pourquoi ne seriez-vous pas aussi content à Paris qu’ici ? dit-elle. Le bonheur n’est-il qu’à Saint-Leu ? Il me semble maintenant que je ne puis être malheureuse nulle part.

L’inconnu tressaillit à ces paroles dictées par ce doux abandon qui entraîne toujours les femmes plus loin qu’elles ne veulent aller, de même que la pruderie leur donne souvent plus de cruauté qu’elles n’en ont. Pour la première fois, depuis le regard qui avait en quelque sorte commencé leur amitié, Caroline et Roger eurent une même pensée ; s’ils ne l’exprimèrent pas, ils la sentirent au même moment par une mutuelle impression, semblable à celle d’un bienfaisant foyer qui les aurait consolés des atteintes de l’hiver ; puis, comme s’ils eussent craint leur silence, ils se rendirent alors à l’endroit où leur modeste voiture les attendait ; mais avant d’y monter, ils se prirent fraternellement par la main, et coururent dans une allée sombre devant madame Crochard. Quand ils ne virent plus le blanc bonnet de tulle qui leur indiquait la vieille mère comme un point à travers les feuilles : — Caroline ! dit Roger d’une voix troublée et le cœur palpitant. La jeune fille confuse recula de quelques pas en comprenant les désirs que cette interrogation révélait ; néanmoins, elle tendit sa main qui fut baisée avec ardeur et qu’elle retira vivement, car en se levant sur la pointe des pieds, elle avait aperçu sa mère. Madame Crochard fit semblant de ne rien voir, comme si, par un souvenir de ses anciens rôles, elle eût dû ne figurer là qu’en a parte.

L’aventure de ces deux jeunes gens ne se continua pas long-temps dans la rue du Tourniquet. Pour retrouver Caroline et Roger, il est nécessaire de se transporter au milieu du Paris moderne, où il existe, dans les maisons nouvellement bâties, de ces appartements qui semblent faits exprès pour que de nouveaux mariés y passent leur lune de miel : les peintures et les papiers y sont jeunes comme les époux, et la décoration en est dans sa fleur comme leur amour ; tout y est en harmonie avec de jeunes idées, avec de bouillants désirs. Au milieu de la rue Taitbout, dans une maison dont la pierre de taille était encore blanche, dont les colonnes du vestibule et de la porte n’avaient encore aucune souillure, et dont les murs reluisaient de cette peinture d’un blanc de plomb que nos premières relations avec l’Angleterre mettaient à la mode, se trouvait, au second étage, un petit appartement arrangé par l’architecte comme s’il en avait deviné la destination. Une simple et fraîche antichambre, revêtue en stuc à hauteur d’appui, donnait entrée dans un salon et dans une petite salle à manger.