Une petite princesse




© Hachette Livre, 2006, pour la traduction française.

Traduit de l’anglais par Michel Laporte

Illustration de couverture : Rébecca Dautremer

ISBN : 978-2-013-23120-6

1

Sarah

Un sombre jour d’hiver où le brouillard jaune était si épais et si dense sur les rues de Londres que les lampadaires étaient allumés et que les éclairages au gaz des vitrines étincelaient comme en pleine nuit, une petite fille à l’air étrange était assise avec son père dans un fiacre qui avançait lentement dans les avenues et les boulevards de cette ville.

Elle était assise les pieds repliés sous elle et s’appuyait contre son père qui l’enserrait d’un bras tandis que, par la fenêtre, elle fixait les passants avec, dans ses grands yeux, un sérieux surprenant.

Cette fillette était si jeune que personne ne se serait attendu à un tel regard dans ce petit visage. Il aurait déjà semblé en avance sur son âge chez une fille de douze ans, or Sarah Crewe n’en avait que sept. En fait, elle était toujours en train de penser ou de rêver à quelque chose au point qu’elle était incapable de se rappeler une époque où elle n’aurait pas pensé aux adultes et au monde qui était le leur. Il lui semblait qu’elle avait déjà vécu longtemps, longtemps.

À ce moment-là, elle se remémorait le voyage qu’elle venait de faire depuis Bombay avec son père, le capitaine Crewe. Elle revoyait le vaisseau, les lascars1 qui allaient et venaient, les enfants qui jouaient sur le pont où il faisait chaud et ces quelques femmes d’officiers qui s’efforçaient de la faire parler et qui riaient de ce qu’elle disait.

Plus particulièrement, elle songeait comme il était étrange d’être passée du soleil éblouissant des Indes et de l’océan à ce véhicule inconnu roulant dans des rues inconnues où le jour était aussi sombre que la nuit. Elle jugea cela si déroutant qu’elle se serra encore un peu plus contre son père.

— Papa, dit-elle d’une petite voix basse qui était presque un murmure. Papa !

— Qu’y a-t-il, ma chérie ? répondit le capitaine Crewe en l’attirant contre lui et en se penchant vers elle. À quoi pense ma petite Sarah ?

— Est-ce que c’est « l’endroit » ? souffla-t-elle en se pelotonnant plus fort contre lui. C'est ici, n’est-ce pas ?

— Oui, petite Sarah. Nous y sommes enfin !

Et, malgré ses sept ans seulement, elle sut qu’il se sentait triste en disant cela.

Il lui parut que cela faisait des années qu’il avait commencé à la préparer à « l’endroit » comme elle l’appelait toujours. Sa mère était morte à sa naissance ; comme elle ne l’avait pas connue, elle ne lui avait jamais manqué. Son père jeune, beau, riche et aimant semblait être le seul parent qu’elle avait au monde. Ils avaient toujours joué ensemble et ils s’aimaient beaucoup. Elle savait qu’il était riche parce qu’elle avait entendu des gens le dire en pensant qu’elle n’écoutait pas ; elle les avait également entendus dire qu’elle serait riche, elle aussi, quand elle serait grande. Elle ne comprenait pas ce que voulait dire « être riche ». Elle avait toujours vécu dans une belle maison, et elle avait pris l’habitude d’être entourée de domestiques qui la saluaient cérémonieusement, qui l’appelaient « mam’selle sahib » et qui lui donnaient raison en toutes circonstances. Elle avait eu des jouets et des animaux familiers et une aya qui l’adorait, et, petit à petit, elle avait appris que les gens qui sont riches disposent de ce genre de choses. C'était toutefois tout ce qu’elle en savait.

Au cours de sa jeune vie, une seule chose l’avait troublée ; cette chose c’était « l’endroit » où on l’emmènerait un jour. Le climat des Indes était très mauvais pour les enfants ; aussitôt que possible, on les éloignait, habituellement en les envoyant à l’école en Angleterre. Elle avait vu d’autres enfants s’en aller, et elle avait entendu des pères et des mères parler des lettres qu’ils recevaient d’eux. Elle avait appris qu’il lui faudrait y aller à son tour, et même si, certaines fois, les histoires que racontait son père sur le voyage et le pays étranger lui avaient plu, elle avait eu de la peine en pensant qu’il ne pourrait pas rester avec elle.

— Tu ne pourrais pas venir à « l’endroit » avec moi, papa ? demandait-elle quand elle avait cinq ans. Tu ne pourrais pas aller à l’école toi aussi ? Je t’aiderais pour les devoirs !

— Mais tu n’auras pas à y rester très longtemps, ma Sarah chérie, avait-il toujours répondu. Tu iras dans une jolie maison où il y aura quantité d’autres petites filles, vous jouerez ensemble, je t’enverrai toutes sortes de livres, et tu grandiras si vite qu’on aura l’impression qu’il t’aura fallu à peine un an pour devenir assez grande et assez savante, et pouvoir rentrer t’occuper de papa.

Elle avait aimé penser à ça. Tenir la maison pour son père, monter à cheval avec lui, occuper la place d’honneur, à table, quand il donnerait des dîners, lui parler et lire ses livres, ce serait ce qu’elle aimerait le mieux au monde. S'il était indispensable d’aller d’abord dans « l’endroit », en Angleterre, pour y parvenir, il fallait qu’elle se fasse à l’idée d’y aller. La compagnie d’autres petites filles ne la séduisait pas particulièrement mais, si elle avait beaucoup de livres, elle parviendrait à se consoler. Elle aimait les livres plus que tout autre chose et, en réalité, elle était toujours en train d’inventer de belles histoires et de se les raconter. Quelques fois, elle les avait racontées à son père et il les avait aimées tout autant qu’elle.

— Eh bien ! papa ! dit-elle doucement, si nous y sommes, je suppose qu’il nous faut nous résigner.

Il rit du sérieux excessif de ses propos et l’embrassa. En réalité, il n’était pas du tout résigné lui-même bien qu’il sût qu’il devait garder ses sentiments secrets. Sa petite Sarah avait été une exquise compagnie et il sentait qu’il serait tout à fait seul une fois que, de retour aux Indes, il rentrerait à la maison en sachant qu’il ne devrait plus s’attendre à voir sa petite silhouette en robe blanche accourir à sa rencontre. Aussi la serrait-il fort contre lui tandis que le fiacre s’engageait sur une place triste et grise avant de s’immobiliser finalement devant la maison qui était sa destination.

C'était une vaste bâtisse de briques monotones, exactement identique à toutes ses voisines mais dont la façade portait une plaque de cuivre sur laquelle était gravé, en lettres noires :

MISS MINCHIN
PENSIONNAT SÉLECT POUR JEUNES
DEMOISELLES

— Nous y voici, Sarah ! dit le capitaine Crewe en faisant sonner cette annonce aussi joyeusement que possible

Puis il sortit du fiacre, la prit dans ses bras.