Entrons vite !

— Dieu du Ciel ! dit le capitaine Crewe, il me semble qu’il faudrait que quelqu’un nous présente !

— Tu me présenteras et je te présenterai, répondit Sarah. Mais comme j’ai su que je la connaissais au premier regard, il est possible qu’elle me connaisse aussi.

C'était peut-être bien le cas, après tout, car elle eut dans le regard une expression complice quand Sarah la prit dans ses bras. C'était une poupée grande mais qu’on pouvait porter facilement ; elle avait des cheveux brun doré qui bouclaient naturellement et lui retombaient sur les épaules comme une capuche ; ses yeux étaient d’un gris-bleu à la fois clair et profond, avec des cils qui étaient de vrais cils, pas des cils simplement peints.

— C'est sûr, papa, dit Sarah en examinant la poupée qu’elle tenait sur les genoux. C'est sûr : Émilie, c’est elle !

Si bien qu’Émilie fut achetée puis conduite chez un couturier pour enfants où on prit ses mesures en sorte de lui constituer une garde-robe aussi variée et riche que celle de Sarah. Elle eut des robes de dentelle, elle aussi, et des robes de velours et de mousseline, sans parler des chapeaux et des manteaux, et de superbes sous-vêtements ornés de dentelle, et des gants, des mouchoirs, des fourrures...

— Je voudrais qu’elle semble toujours être la fille d’une bonne mère, dit Sarah. Je suis sa mère même si je vais faire d’elle une compagne.

Le capitaine Crewe aurait énormément aimé faire tous ces achats s’il n’y avait pas eu cette pensée triste qui lui pesait sur le cœur. Ils signifiaient qu’il serait bientôt séparé de sa charmante petite camarade chérie.

Il se leva au milieu de la nuit qui suivit pour aller regarder Sarah qui dormait avec Émilie dans les bras. Les cheveux bruns de la fillette s’étalaient sur l’oreiller où ils se mêlaient à ceux brun doré d’Émilie. Toutes les deux portaient une chemise de nuit rehaussée de dentelle et toutes les deux avaient de longs cils qui se courbaient gracieusement au-dessus de leurs joues rondes. Émilie ressemblait tellement à un enfant que le capitaine Crewe fut heureux qu’elle soit là. Il exhala un long soupir et tortilla sa moustache avec une expression enfantine.

« Aie ! aïe ! ma jolie Sarah, se dit-il à lui-même, je ne crois pas que tu puisses te figurer à quel point tu vas manquer à ton papa ! »

Le lendemain, il la conduisit chez Miss Minchin et l’y laissa. Il devait embarquer le matin suivant. Il expliqua à Miss Minchin que ses hommes de loi, MM. Barrow et Skipworth, qui se chargeaient de ses affaires en Angleterre, lui donneraient tous les renseignements qu’elle souhaiterait et qu’ils payeraient toutes les factures qu’elle leur présenterait pour les dépenses de Sarah. Il lui écrirait deux fois par semaine et il voulait qu’on donne à la fillette tout ce qui pourrait lui faire plaisir.

— C'est une petite créature très sensée qui ne demande jamais rien qui ne serait pas bon pour elle, dit-il.

Puis il accompagna Sarah dans son petit salon personnel et ils se dirent au revoir. Sarah s’installa sur ses genoux, prit les revers de son manteau dans ses petites mains et le dévisagea longuement en silence.

— Tu es en train de m’apprendre par cœur, ma petite Sarah ? demanda-t-il en lui caressant les cheveux.

— Non, répondit-elle, je te connais déjà par cœur. Tu es dans mon cœur.

Elle passa les bras autour de son cou, il la serra très fort contre lui et ils s’embrassèrent comme s’ils n’allaient plus jamais se lâcher.

Le fiacre s’en alla, s’éloigna de la maison. Assise sur le plancher de son salon, les mains sous le menton, Sarah le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ait tourné le coin de la place. Émilie était assise près d’elle et le regarda partir, elle aussi. Quand Miss Minchin envoya sa sœur, Miss Amélie, voir ce que la fillette faisait, celle-ci ne parvint pas à ouvrir la porte.

— Je l’ai fermée à clef, dit poliment une étrange petite voix depuis l’intérieur. Je voudrais rester tout à fait seule, s’il vous plaît.

Miss Amélie était une petite femme boulotte qui avait terriblement peur de sa sœur. Des deux, c’était elle qui avait le meilleur naturel mais elle ne désobéissait jamais à Miss Minchin. Elle redescendit, l’air passablement inquiet.

— Je n’ai jamais vu de fillette aussi étrange et aussi différente des autres. Elle s’est enfermée et ne fait pas le moindre bruit.

— Cela vaut mieux que si elle se roulait par terre en hurlant, répliqua Miss Minchin. Je m’attendais plutôt à ce qu’elle mette la maison sens dessus dessous, gâtée comme elle l’est. Parce que si quelqu’un est habitué à ce qu’on lui cède en tout, c’est bien elle !

— J’ai ouvert ses malles pour mettre ses affaires en place, poursuivit Miss Amélie. Je n’ai jamais rien vu de pareil : zibeline et hermine sur ses manteaux et authentique dentelle de Valenciennes sur ses vêtements de dessous. Tu as vu ses vêtements ? Qu’en penses-tu ?

— J’en pense qu’ils sont tout simplement ridicules, répondit Miss Minchin aigrement. Mais ils feront très bel effet, au premier rang, quand nous conduirons les fillettes à l’église, le dimanche. On l’a pourvue en habits comme si elle était une petite princesse.

En haut, dans le salon fermé à clef, Sarah et Émilie étaient assises par terre et continuaient de regarder le coin de la place où le fiacre avait disparu avec, à l’intérieur, le capitaine Crewe qui s’était retourné et qui faisait « au revoir » de la main en envoyant des baisers comme s’il ne pourrait jamais plus s’arrêter.



1.  En français, le terme désigne, au sens propre, un matelot engagé clandestinement.