Si elle a peur, si elle se défie, ajoute : Ils sont de la conspiration contre le Premier Consul, et la conspiration est découverte. Ne te nomme pas, on se défie trop de nous.

Marthe Michu leva la tête vers son mari, et lui dit : — Tu les sers donc ?

— Eh ! bien, après ? dit-il en fronçant les sourcils et croyant à un reproche.

— Tu ne me comprends pas, s’écria Marthe en prenant la large main de Michu aux genoux duquel elle tomba en baisant cette main qui fut tout à coup couverte de larmes.

— Cours, tu pleureras après, dit-il en l’embrassant avec une force brusque.

Quand il n’entendit plus le pas de sa femme, cet homme de fer eut des larmes aux yeux. Il s’était défié de Marthe à cause des opinions du père, il lui avait caché les secrets de sa vie ; mais la beauté du caractère simple de sa femme lui avait apparu soudain, comme la grandeur du sien venait d’éclater pour elle. Marthe passait de la profonde humiliation que cause la dégradation d’un homme dont on porte le nom, au ravissement que donne gloire ; elle y passait sans transition, n’y avait-il pas de quoi défaillir ? En proie aux plus vives inquiétudes, elle avait, comme elle le lui dit plus tard, marché dans le sang depuis le pavillon jusqu’à Cinq-Cygne, et s’était en un moment sentie enlevée au ciel parmi les anges. Lui qui ne se sentait pas apprécié, qui prenait l’attitude chagrine et mélancolique de sa femme pour un manque d’affection, qui la laissait à elle-même en vivant au dehors, en rejetant toute sa tendresse sur son fils, avait compris en un moment tout ce que signifiaient les larmes de cette femme ; elle maudissait le rôle que sa beauté, que la volonté paternelle l’avaient forcée à jouer. Le bonheur avait brillé de sa plus belle flamme pour eux, au milieu de l’orage, comme un éclair. Et ce devait être un éclair ! Chacun d’eux pensait à dix ans de mésintelligence et s’en accusait tout seul. Michu resta debout, immobile, le coude sur sa carabine et le menton sur son coude, perdu dans une profonde rêverie. Un semblable moment fait accepter toutes les douleurs du passé le plus douloureux.

Agitée de mille pensées semblables à celles de son mari, Marthe eut alors le cœur oppressé par le danger des Simeuse, car elle comprit tout, même les figures des deux Parisiens, mais elle ne pouvait s’expliquer la carabine. Elle s’élança comme une biche et atteignit le chemin du château, elle fut surprise d’entendre derrière elle les pas d’un homme, elle jeta un cri, la large main de Michu lui ferma la bouche.

— Du haut de la butte, j’ai vu reluire au loin l’argent des chapeaux bordés ! Entre par une brèche de la douve qui est entre la tour de Mademoiselle et les écuries ; les chiens n’aboieront pas après toi. Passe dans le jardin, appelle la jeune comtesse par la fenêtre, fais seller son cheval, dis-lui de le conduire par la douve, j’y serai, après avoir étudié le plan des Parisiens et trouvé les moyens de leur échapper. Ce danger, qui roulait comme une avalanche, et qu’il fallait prévenir, donna des ailes à Marthe.

Le nom Franc, commun aux Cinq-Cygne et aux Chargebœuf, est Duineff. Cinq-Cygne devint le nom de la branche cadette des Chargebœuf après la défense d’un castel faite, en l’absence de leur père, par cinq filles de cette maison, toutes remarquablement blanches, et de qui personne n’eût attendu pareille conduite. Un des premiers comtes de Champagne voulut, par ce joli nom, perpétuer ce souvenir aussi long-temps que vivrait cette famille. Depuis ce fait d’armes singulier, les filles de cette famille furent fières, mais elles ne furent peut-être pas toujours blanches. La dernière, Laurence, était, contrairement à la loi salique, héritière du nom, des armes et des fiefs. Le roi de France avait approuvé la charte du comte de Champagne en vertu de laquelle, dans cette famille, le ventre anoblissait et succédait. Laurence était donc comtesse de Cinq-Cygne, son mari devait prendre et son nom et son blason où se lisait pour devise la sublime réponse faite par l’aînée des cinq sœurs à la sommation de rendre le château : Mourir en chantant ! Digne de ces belles héroines, Laurence possédait une blancheur qui semblait être une gageure du hasard. Les moindres linéaments de ses veines bleues se voyaient sous la trame fine et serrée de son épiderme. Sa chevelure, du plus joli blond, seyait merveilleusement à ses yeux du bleu le plus foncé. Tout chez elle appartenait au genre mignon. Dans son corps frêle, malgré sa taille déliée, en dépit de son teint de lait, vivait une âme trempée comme celle d’un homme du plus beau caractère ; mais que personne, pas même un observateur, n’aurait devinée à l’aspect d’une physionomie douce et d’une figure busquée dont le profil offrait une vague ressemblance avec une tête de brebis. Cette excessive douceur, quoique noble, paraissait aller jusqu’à la stupidité de l’agneau. — « J’ai l’air d’un mouton qui rêve ! » disait-elle quelquefois en souriant. Laurence qui parlait peu, semblait non pas songeuse, mais engourdie. Surgissait-il une circonstance sérieuse, la Judith cachée se révélait aussitôt et devenait sublime, et les circonstances ne lui avaient malheureusement pas manqué. A treize ans, Laurence, après les événements que vous savez, se vit orpheline, devant la place où la veille s’élevait à Troyes une des maisons les plus curieuses de l’architecture du seizième siècle, l’hôtel de Cinq-Cygne. Monsieur d’Hauteserre, un de ses parents, devenu son tuteur, emmena sur-le-champ l’héritière à la campagne. Ce brave gentilhomme de province, effrayé de la mort de l’abbé d’Hauteserre, son frère, atteint d’une balle sur la place, au moment où il se sauvait en paysan, n’était pas en position de pouvoir défendre les intérêts de sa pupille : il avait deux fils à l’armée des princes, et tous les jours, au moindre bruit, il croyait que les municipaux d’Arcis venaient l’arrêter. Fière d’avoir soutenu un siège et de posséder la blancheur historique de ses ancêtres, Laurence méprisait cette sage lâcheté du vieillard courbé sous le vent de la tempête, elle ne songeait qu’à s’illustrer.