Cette scène se passait d’ailleurs sur un magnifique théâtre. Ce rond-point est à l’extrémité du parc de Gondreville, une des plus riches terres de France, et, sans contredit, la plus belle du département de l’Aube : magnifiques avenues d’ormes, château construit sur les dessins de Mansard, parc de quinze cents arpents enclos de murs, neuf grandes fermes, une forêt, des moulins et des prairies. Cette terre quasi royale appartenait avant la Révolution à la famille de Simeuse. Ximeuse est un fief situé en Lorraine. Le nom se prononçait Simeuse, et l’on avait fini par l’écrire comme il se prononçait.
La grande fortune des Simeuse, gentilshommes attachés à la maison de Bourgogne, remonte au temps où les Guise menacèrent les Valois. Richelieu d’abord, puis Louis XIV se souvinrent du dévoûment des Simeuse à la factieuse maison de Lorraine, et les rebutèrent. Le marquis de Simeuse d’alors, vieux Bourguignon, vieux guisard, vieux ligueur, vieux frondeur (il avait hérité des quatre grandes rancunes de la noblesse contre la royauté), vint vivre à Cinq-Cygne. Ce courtisan, repoussé du Louvre, avait épousé la veuve du comte de Cinq-Cygne, la branche cadette de la fameuse maison de Chargebœuf, une des plus illustres de la vieille comté de Champagne, mais qui devint aussi célèbre et plus opulente que l’aînée. Le marquis, un des hommes les plus riches de ce temps, au lieu de se ruiner à la cour, bâtit Gondreville, en composa les domaines, et y joignit des terres, uniquement pour se faire une belle chasse. Il construisit également à Troyes l’hôtel de Simeuse, à peu de distance de l’hôtel de Cinq-Cygne Ces deux vieilles maisons et l’Évêché furent pendant long-temps à Troyes les seules maisons en pierre. Le marquis vendit Simeuse au duc de Lorraine. Son fils dissipa les économies et quelque peu de cette grande fortune, sous le règne de Louis XV ; mais ce fils devint d’abord chef d’escadre, puis vice-amiral, et répara les folies de sa jeunesse par d’éclatants services. Le marquis de Simeuse, fils de ce marin, avait péri sur l’échafaud, à Troyes, laissant deux enfants jumeaux qui émigrèrent, et qui se trouvaient en ce moment à l’étranger, suivant le sort de la maison de Condé.
Ce rond-point était jadis le rendez-vous de chasse du Grand Marquis. On nommait ainsi dans la famille le Simeuse qui érigea Gondreville. Depuis 1789, Michu habitait ce rendez-vous, sis à l’intérieur du parc, bâti du temps de Louis XIV, et appelé le pavillon de Cinq-Cygne. Le village de Cinq-Cygne est au bout de la forêt de Nodesme (corruption de Notre-Dame), à laquelle mène l’avenue à quatre rangs d’ormes où Couraut flairait des espions. Depuis la mort du Grand Marquis, ce pavillon avait été tout à fait négligé. Le vice-amiral hanta beaucoup plus la mer et la cour que la Champagne, et son fils donna ce pavillon délabré pour demeure à Michu.
Ce noble bâtiment est en briques, orné de pierre vermiculée aux angles, aux portes et aux fenêtres. De chaque côté s’ouvre une grille d’une belle serrurerie, mais rongée de rouille. Après la grille s’étend un large, un profond saut-de-loup d’où s’élancent des arbres vigoureux, dont les parapets sont hérissés d’arabesques en fer qui présentent leurs innombrables piquants aux malfaiteurs.

Les murs du parc ne commencent qu’au delà de la circonférence produite par le rond-point. En dehors, la magnifique demi-lune est dessinée par des talus plantés d’ormes, de même que celle qui lui correspond dans le parc est formée par des massifs d’arbres exotiques. Ainsi le pavillon occupe le centre du rond-point tracé par ces deux fers-à-cheval. Michu avait fait des anciennes salles du rez-de-chaussée une écurie, une étable, une cuisine et un bûcher. De l’antique splendeur, la seule trace est une antichambre dallée en marbre noir et blanc, où l’on entre, du côté du parc, par une de ces portes-fenêtres vitrées en petits carreaux, comme il y en avait encore à Versailles avant que Louis-Philippe n’en fit l’hôpital des gloires de la France. A l’intérieur, ce pavillon est partagé par un vieil escalier en bois vermoulu, mais plein de caractère, qui mène au premier étage, où se trouvent cinq chambres, un peu basses d’étage. Au-dessus s’étend un immense grenier. Ce vénérable édifice est coiffé d’un de ces grands combles à quatre pans dont l’arête est ornée de deux bouquets en plomb, et percé de quatre de ces œils-de-bœuf que Mansard affectionnait avec raison ; car en France, l’attique et les toits plats à l’italienne sont un non-sens contre lequel le climat proteste. Michu mettait là ses fourrages. Toute la partie du parc qui environne ce vieux pavillon est à l’anglaise. A cent pas, un ex-lac, devenu simplement un étang bien empoissonné, atteste sa présence autant par un léger brouillard au-dessus des arbres que par le cri de mille grenouilles, crapauds et autres amphibies bavards au coucher du soleil.
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