L’enfant se mit à pleurer. — Ne pleure pas, mais à quelque question qu’on te fasse, réponds comme les paysans : Je ne sais pas ! Il y a des gens qui rôdent dans le pays, et qui ne me reviennent pas. Va ! Vous avez entendu, vous deux ? dit Michu aux femmes, ayez aussi la gueule morte.
— Mon ami, que vas-tu faire ?
Michu, qui mesurait avec attention une charge de poudre et la versait dans le canon de sa carabine, posa l’arme contre le parapet et dit à Marthe : — Personne ne me connaît cette carabine, mets-toi devant !
Couraut, dressé sur ses quatre pattes, aboyait avec fureur.
— Belle et intelligente bête ! s’écria Michu, je suis sûr que c’est des espions...
On se sait espionné. Couraut et Michu, qui semblaient avoir une seule et même âme, vivaient ensemble comme l’Arabe et son cheval vivent dans le désert. Le régisseur connaissait toutes les modulations de la voix de Couraut et les idées qu’elles exprimaient, de même que le chien lisait la pensée de son maître dans ses yeux et la sentait exhalée dans l’aire de son corps.
— Qu’en dis-tu ? s’écria tout bas Michu en montrant à sa femme deux sinistres personnages qui apparurent dans une contre-allée en se dirigeant vers le rond-point.
— Que se passe-t-il dans le pays ? C’est des Parisiens ? dit la vieille.
— Ah ! voilà ! s’écria Michu. Cache donc ma carabine, dit-il à l’oreille de sa femme, ils viennent à nous.
Les deux Parisiens qui traversèrent le rond-point offraient des figures qui, certes, eussent été typiques pour un peintre. L’un, celui qui paraissait être le subalterne, avait des bottes à revers, tombant un peu bas, qui laissaient voir de mièvres mollets et des bas de soie chinés d’une propreté douteuse. La culotte, en drap côtelé couleur abricot et à boutons de métal, était un peu trop large ; le corps s’y trouvait à l’aise, et les plis usés indiquaient par leur disposition un homme de cabinet. Le gilet de piqué, surchargé de broderies saillantes, ouvert, boutonné par un seul bouton sur le haut du ventre, donnait à ce personnage un air d’autant plus débraillé que ses cheveux noirs, frisés en tire-bouchons, lui cachaient le front et descendaient le long des joues. Deux chaînes de montre en acier pendaient sur la culotte. La chemise était ornée d’une épingle à camée blanc et bleu. L’habit, couleur cannelle, se recommandait au caricaturiste par une longue queue qui, vue par derrière, avait une si parfaite ressemblance avec une morue que le nom lui en fut appliqué. La mode des habits en queue de morue a duré dix ans, presque autant que l’empire de Napoléon. La cravate, lâche et à grands plis nombreux, permettait à cet individu de s’y enterrer le visage jusqu’au nez. Sa figure bourgeonnée, son gros nez long couleur de brique, ses pommettes animées, sa bouche démeublée, mais menaçante et gourmande, ses oreilles ornées de grosses boucles en or, son front bas, tous ces détails qui semblent grotesques étaient rendus terribles par deux petits yeux placés et percés comme ceux des cochons et d’une implacable avidité, d’une cruauté goguenarde et quasi joyeuse. Ces deux yeux fureteurs et perspicaces, d’un bleu glacial et glacé, pouvaient être pris pour le modèle de ce fameux œil, le redoutable emblème de la police, inventé pendant la révolution. Il avait des gants de soie noire et une badine à la main. Il devait être quelque personnage officiel, car il avait, dans son maintien, dans sa manière de prendre son tabac et de le fourrer dans le nez l’importance bureaucratique d’un homme secondaire, mais qui émarge ostensiblement, et que des ordres partis de haut rendent momentanément souverain.
L’autre, dont le costume était dans le même goût, mais élégant et très-élégamment porté, soigné dans les moindres détails, qui faisait, en marchant, crier des bottes à la Suwaroff, mises par dessus un pantalon collant, avait sur son habit un spencer, mode aristocratique adoptée par les Clichiens, par la jeunesse dorée, et qui survivait aux Clichiens et à la jeunesse dorée. Dans ce temps, il y eut des modes qui durèrent plus long-temps que des partis, symptôme d’anarchie que 1830 nous a présenté déjà. Ce parfait muscadin paraissait âgé de trente ans. Ses manières sentaient la bonne compagnie, il portait des bijoux de prix. Le col de sa chemise venait à la hauteur de ses oreilles. Son air fat et presque impertinent accusait une sorte de supériorité cachée. Sa figure blafarde semblait ne pas avoir une goutte de sang, son nez camus et fin avait la tournure sardonique du nez d’une tête de mort, et ses yeux verts étaient impénétrables ; leur regard était aussi discret que devait l’être sa bouche mince et serrée. Le premier semblait être un bon enfant comparé à ce jeune homme sec et maigre qui fouettait l’air avec un jonc dont la pomme d’or brillait au soleil. Le premier pouvait couper lui-même une tête, mais le second était capable d’entortiller, dans les filets de la calomnie et de l’intrigue, l’innocence, la beauté, la vertu, de les noyer, ou de les empoisonner froidement. L’homme rubicond aurait consolé sa victime par des lazzis, l’autre n’aurait pas même souri. Le premier avait quarante-cinq ans, il devait aimer la bonne chère et les femmes. Ces sortes d’hommes ont tous des passions qui les rendent esclaves de leur métier. Mais le jeune homme était sans passions et sans vices.
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