Lège, il ne cale que
six mètres dix. Il peut transporter dix mille passagers. Des trois
cent soixante-treize chefs-lieux d’arrondissement de la France,
deux cent soixante-quatorze sont moins peuplés que ne le serait
cette sous-préfecture flottante avec son maximum de passagers.
Les lignes du Great Eastern sont très allongées. Son
étrave droite est percée d’écubiers par lesquels filent les chaînes
des ancres. Son avant, très pincé, ne présentant ni creux ni
bosses, est fort réussi. Son arrière rond tombe un peu et dépare
l’ensemble.
De son pont s’élèvent six mâts et cinq cheminées. Les trois
premiers mâts sur l’avant sont le « foregigger » et le « foremast
», tous deux mâts de misaine, et le « mainmast », ou grand mât. Les
trois derniers sur l’arrière sont appelés « aftermainmast,
mizzenmast et after-gigger ». Le « foremast » et le « mainmast »
portent des goélettes, des huniers et des perroquets. Les quatre
autres mâts ne sont gréés que de voiles en pointe; le tout formant
cinq mille quatre cents mètres carrés de surface de voilure, en
bonne toile de la fabrique royale d’Édimbourg. Sur les vastes hunes
du second et du troisième mât, une compagnie de soldats pourrait
manœuvrer à l’aise. De ces six mâts, maintenus par des haubans et
des galhaubans métalliques, le second, le troisième et le quatrième
sont faits de tôles boulonnées, véritables chefs-d’œuvre de
chaudronnerie. À l’étambrai, ils mesurent un mètre dix de diamètre,
et le plus grand, le « mainmast », s’élève à une hauteur de deux
cent sept pieds français, qui est supérieure à celle des tours de
Notre-Dame.
Quant aux cheminées, deux en avant des tambours desservent la
machine à aubes, trois en arrière desservent la machine à hélice;
ce sont d’énormes cylindres, hauts de trente mètres cinquante,
maintenus par des chaînes frappées sur les roufles.
À l’intérieur du Great Eastern, l’aménagement de la
vaste coque a été judicieusement compris. L’avant renferme les
buanderies à vapeur et le poste de l’équipage. Viennent ensuite un
salon de dames et un grand salon décoré de lustres, de lampes à
roulis, de peintures recouvertes de glaces. Ces magnifiques pièces
reçoivent le jour à travers des claires-voies latérales, supportées
sur d’élégantes colonnettes dorées, et elles communiquent avec le
pont supérieur par de larges escaliers à marches métalliques et à
rampes d’acajou. En abord sont disposés quatre rangs de cabines que
sépare un couloir, les unes communiquant par un palier, les autres
placées à l’étage inférieur, auxquelles donne accès un escalier
spécial. Sur l’arrière, les trois vastes « dining-rooms »
présentaient la même disposition pour les cabines. Des salons de
l’avant à ceux de l’arrière, on passait en suivant une coursive
dallée qui contourne la machine des roues entre ses parois de tôle
et les offices du bord.
Les machines du Great Eastern sont justement
considérées comme des chefs-d’œuvre, – j’allais dire des
chefs-d’œuvre d’horlogerie. Rien de plus étonnant que de voir ces
énormes rouages fonctionner avec la précision et la douceur d’une
montre. La puissance nominale de la machine à aubes est de mille
chevaux. Cette machine se compose de quatre cylindres oscillants
d’un diamètre de deux mètres vingt-six, accouplés par paires, et
développant quatre mètres vingt-sept de course au moyen de leurs
pistons directement articulés sur les bielles. La pression moyenne
est de vingt livres par pouce, environ un kilogramme soixante-seize
par centimètres carré, soit une atmosphère deux tiers. La surface
de chauffe des quatre chaudières réunies est de sept cent
quatre-vingts mètres carrés. Cet « engine-paddle » marche avec un
calme majestueux; son excentrique, entraîné par l’arbre de couche,
semble s’enlever comme un ballon dans l’air. Il peut donner douze
tours de roues par minute, et contraste singulièrement avec la
machine de l’hélice, plus rapide, plus rageuse, qui s’emporte sous
la poussée de ses seize cents chevaux-vapeur.
Cet « engine-screw » compte quatre cylindres fixes disposés
horizontalement. Ils se font tête deux par deux, et leurs pistons,
dont la course est de un mètre vingt-quatre, agissent directement
sur l’arbre de l’hélice. Sous la pression produite par ses six
chaudières, dont la surface de chauffe est de onze cent
soixante-quinze mètres carrés, l’hélice, pesant soixante tonneaux,
peut donner jusqu’à quarante-huit révolutions par minute; mais
alors, haletante, pressée, éperdue, cette machine vertigineuse
s’emporte, et ses longs cylindres semblent s’attaquer à coups de
pistons, comme d’énormes ragots à coups de défenses.
Indépendamment de ces deux appareils, le Great Eastern
possède encore six autres machines auxiliaires pour l’alimentation,
les mises en train et les cabestans. La vapeur, on le voit, joue à
bord un rôle important dans toutes les manœuvres.
Tel est ce steamship sans pareil et reconnaissable entre tous.
Ce qui n’empêcha pas un capitaine français de porter un jour cette
mention naïve sur son livre de bord : « Rencontré navire à six mâts
et cinq cheminées. Supposé Great Eastern.
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