Robinson avait commis une erreur fatale en ne construisant pas L’Évasion directement sur la plage.
Il essaya de glisser des rondins sous la quille pour la faire rouler. Rien ne bougeait, et il parvint tout juste à défoncer l’une des planches de la coque en pesant sur elle avec un pieu qui basculait en levier sur une bûche. Au bout de trois jours d’efforts inutiles, la fatigue et la colère lui brouillaient les yeux. Il songea alors à creuser depuis la mer une tranchée dans la falaise jusqu’à l’emplacement du bateau. Celui-ci pourrait glisser dans cette tranchée et se retrouver ainsi au niveau du rivage. Il se jeta au travail. Puis il calcula qu’il lui faudrait des dizaines d’années de travaux de terrassement pour réaliser ce projet. Il renonça.
6. Pendant les heures les plus chaudes de l’été,
Pendant les heures les plus chaudes de l’été, les sangliers et leurs cousins d’Amérique du Sud, les pécaris, ont l’habitude de s’enfouir le corps dans certains marécages de la forêt. Ils battent l’eau du marécage avec leurs pattes jusqu’à ce qu’elle forme une sorte de boue très liquide, puis ils s’y enfoncent en ne laissant passer que leur tête, et se trouvent ainsi à l’abri de la chaleur et des moustiques.
Découragé par l’échec de L’Évasion, Robinson avait eu l’occasion de suivre un jour un troupeau de pécaris qu’il avait vus s’enfouir ainsi dans leur souille. Il était si triste et si fatigué qu’il avait eu envie de faire comme ces animaux. Il avait enlevé ses vêtements, et il s’était laissé glisser dans la boue fraîche, en ne laissant passer à la surface que son nez, ses yeux et sa bouche. Il passait des journées entières, couché ainsi au milieu des lentilles d’eau, des nénuphars et des œufs de grenouilles. Les gaz qui se dégageaient de l’eau croupie lui troublaient l’esprit. Parfois il se croyait encore dans sa famille à York, il entendait les voix de sa femme et de ses enfants. Ou bien il s’imaginait être un petit bébé dans un berceau, et il prenait les arbres que le vent agitait au-dessus de sa tête pour des grandes personnes penchées sur lui.
Quand il s’arrachait le soir à la boue tiède, la tête lui tournait. Il ne pouvait plus marcher qu’à quatre pattes, et il mangeait n’importe quoi le nez au sol, comme un cochon. Il ne se lavait jamais, et une croûte de terre et de crasse séchées le couvrait des pieds à la tête.
Un jour qu’il broutait une touffe de cresson dans une mare, il crut entendre de la musique. C’était comme une symphonie du ciel, des voix d’anges accompagnées par des accords de harpe. Robinson pensa qu’il était mort et qu’il entendait la musique du paradis. Mais en levant les yeux, il vit pointer une voile blanche à l’est de l’horizon. Il se précipita jusqu’au chantier de L’Évasion où traînaient ses outils et où il retrouva son briquet. Puis il courut vers l’eucalyptus creux, enflamma un fagot de branches sèches, et le poussa dans la gueule qu’ouvrait le tronc au ras du sol. Un torrent de fumée âcre en sortit aussitôt, mais le feu parut tarder à prendre.
D’ailleurs à quoi bon ? Le navire se dirigeait droit sur l’île. Bientôt il allait jeter l’ancre à proximité de la plage, et une chaloupe allait s’en détacher. Avec des rires de fou, Robinson courait en tous sens à la recherche d’un pantalon et d’une chemise qu’il finit par retrouver sous la coque de L’Évasion. Puis il courut vers la plage, tout en se griffant le visage pour démêler la barbe et les cheveux qui lui faisaient un masque de bête. Le navire était tout près maintenant, et Robinson le voyait distinctement incliner gracieusement toute sa voilure vers les vagues crêtées d’écume. C’était un de ces galions espagnols qui rapportaient autrefois, à travers l’Océan, l’or, l’argent et les gemmes du Mexique. À mesure qu’il approchait, Robinson distinguait une foule brillante sur le pont.
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