Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparés la vie.
Le Docteur Gachet ne disait pas à Van Gogh qu’il était là pour redresser sa peinture (comme je me suis entendu dire par le Docteur Gaston Ferdière, médecin-chef de l’asile de Rodez, qu’il était là pour redresser ma poésie), mais il l’envoyait peindre sur le motif, s’enterrer dans un paysage pour échapper au mal de penser. Seulement, dès que Van Gogh avait tourné la tête, le Docteur Gachet lui fermait le commutateur de la pensée. Comme sans penser à mal, mais par un de ces plis du nez dépréciatifs d’un anodin quelque chose où tout l’inconscient bourgeois de la terre a inscrit la vieille force magique d’une pensée cent fois refoulée. Ce n’est pas seulement le mal du problème que ce faisant le Docteur Gachet lui interdisait, mais le semis soufré, l’affre du clou tournant dans le gosier de l’unique passage, avec quoi Van Gogh, tétanisé, Van Gogh, en porte-à-faux sur le gouffre du souffle, peignait. Car Van Gogh était une terrible sensibilité. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à regarder sa figure, toujours comme pantelante, et aussi, par certains côtés, ensorcelante, de boucher. Comme d’un antique boucher assagi et maintenant retiré des affaires, cette figure mal éclairée me poursuit. Van Gogh s’est représenté lui-même dans un très grand nombre de toiles et si bien éclairées qu’elles fussent, j’ai toujours eu cette pénible impression qu’on les avait fait mentir sur la lumière, qu’on avait enlevé à Van Gogh une lumière indispensable pour creuser et se tracer sa route en lui. Et cette route, ce n’était pas le Docteur Gachet, certes, qui était capable de la lui indiquer. Mais, je l’ai dit, il y a dans tout psychiatre vivant un répugnant et sordide atavisme qui lui fait voir dans chaque artiste, dans tout génie, devant lui, un ennemi. Et je sais que le Docteur Gachet a laissé dans l’histoire, en face de Van Gogh qu’il soignait et qui finit par se suicider chez lui, le souvenir de son dernier ami sur terre, d’une espèce de providentiel consolateur.
Je pense pourtant plus que jamais que c’est au Docteur Gachet, d’Auvers-sur-Oise, que Van Gogh a dû, ce jour-là, le jour où il s’est suicidé à Auvers-sur-Oise, a dû, dis-je, de quitter la vie, – car Van Gogh était une de ces natures d’une lucidité supérieure qui leur permet, en toutes circonstances, de voir plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits. Je veux dire de la conscience que la conscience a pour habitude d’en garder. Au fond de ses yeux comme épilés de boucher, Van Gogh se livrait sans désemparer à l’une de ces opérations d’alchimie sombre qui ont pris la nature pour objet et le corps humain pour marmite ou creuset. Et je sais que le Docteur Gachet trouvait toujours que ça le fatiguait. Ce qui n’était pas chez lui l’effet d’un souci médical simple, mais l’aveu d’une jalousie aussi consciente qu’inavouée.
C’est que Van Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuminisme, où la pensée en désordre reflue devant les décharges envahissantes de la matière, et où penser, n’est plus s’user, et n’est plus, et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire ENTASSER DES CORPS.
Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par-delà la conscience et le cerveau. Et je n’ai jamais vu qu’un corps sans cerveau ait été fatigué par d’inertes trumeaux. Trumeaux de l’inerte ces ponts, ces tournesols, ces ifs, ces cueillettes d’olives, ces fenaisons. Elles ne bougent plus. Elles sont figées. Mais qui pourrait les rêver plus dures sous le coup de tranchoir à vif qui en a descellé l’impénétrable tressaillement. Non, un trumeau, Docteur Gachet, n’a jamais fatigué personne. Ce sont des forces de forcené qui reposent sans faire bouger. Je suis aussi comme le pauvre Van Gogh, je ne pense plus, mais je dirige chaque jour de plus près de formidables ébullitions internes et il ferait beau voir qu’une médecine quelconque vienne me reprocher de me fatiguer.
On devait à Van Gogh une certaine somme d’argent au sujet de laquelle nous raconte l’histoire : Van Gogh, depuis plusieurs jours déjà, se fabriquait un mauvais sang. C’est la pente des hautes natures, toujours d’un cran au-dessus du réel, de tout expliquer par la mauvaise conscience, de croire que rien jamais n’est dû au hasard et que tout ce qui arrive de mal arrive par l’effet d’une mauvaise volonté consciente, intelligente et concertée. Ce que les psychiatres ne croient jamais. Ce que les génies croient toujours. Quand je suis malade, c’est que je suis envoûté, et je ne peux pas me croire malade si je ne crois pas, d’autre part, que quelqu’un a intérêt à m’enlever la santé et profite de ma santé. Van Gogh aussi croyait qu’il était envoûté, et il le disait. Et moi, je crois pertinemment qu’il l’était et je dirai par où et comment un jour. Et le Docteur Gachet fut ce grotesque cerbère, ce sanieux et purulent cerbère, veste d’azur et linge haut-glacé, mis devant le pauvre Van Gogh pour lui enlever toutes ses saines idées.
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