Elle l’emportait sans doute vers l’orage, mais aussi elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermées sur les commandes, pesaient déjà sur la tempête, comme sur la nuque d’une bête, mais les épaules pleines de force demeuraient immobiles, et l’on sentait là une profonde réserve.

Le radio pensa qu’après tout le pilote était responsable. Et maintenant il savourait, entraîné en croupe dans ce galop vers l’incendie, ce que cette forme sombre, là, devant lui, exprimait de matériel et de pesant, ce qu’elle exprimait de durable.

À gauche, faible comme un phare à éclipse, un foyer nouveau s’éclaira.

Le radio amorça un geste pour toucher l’épaule de Fabien, le prévenir, mais il le vit tourner lentement la tête, et tenir son visage, quelques secondes, face à ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon primitive. Ces épaules toujours immobiles, cette nuque appuyée au cuir.

 

 

VIII

 

Rivière était sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l’action, une action dramatique, sentit bizarrement le drame se déplacer, devenir personnel. Il pensa qu’autour de leur kiosque à musique les petits bourgeois des petites villes vivaient une vie d’apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames : la maladie, l’amour, les deuils, et que peut- être... Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses : « Cela ouvre certaines fenêtres », pensait-il.

Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s’achemina dans la direction du bureau. Il divisait lentement, des épaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinémas. Il leva les yeux vers les étoiles, qui luisaient sur la route étroite, presque effacées par les affiches lumineuses, et pensa : « Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d’un ciel entier. Cette étoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve : c’est pourquoi je me sens un peu étranger, un peu solitaire. »

Une phrase musicale lui revint: quelques notes d’une sonate qu’il écoutait hier avec des amis. Ses amis n’avaient pas compris : « Cet art-là nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l’avouez pas.

– Peut-être... » avait-il répondu.

Il s’était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d’une telle solitude. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d’un secret. Ainsi le signe de l’étoile. On lui parlait, par-dessus tant d’épaules, un langage qu’il entendait seul.

Sur le trottoir on le bousculait ; il pensa encore : « Je ne me fâcherai pas. Je suis semblable au père d’un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison. »

Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d’entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l’isolement des gardiens de phares.

 

Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l’un après l’autre, et son pas sonnait seul. Les machines à écrire dormaient sous les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires étaient fermées. Dix années d’expérience et de travail. L’idée lui vint qu’il visitait les caves d’une banque ; là où pèsent les richesses. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l’or: une force vivante. Une force vivante mais endormie, comme l’or des banques.

Quelque part il rencontrerait l’unique secrétaire de veille. Un homme travaillait quelque part pour que la vie soit continue, pour que la volonté soit continue, et ainsi, d’escale en escale, pour que jamais de Toulouse à Buenos-Aires, ne se rompe la chaîne.

« Cet homme-là ne sait pas sa grandeur. »

Les courriers quelque part luttaient. Le vol de nuit durait comme une maladie : il fallait veiller. Il fallait assister ces hommes qui, des mains et des genoux, poitrine contre poitrine, affrontaient l’ombre, et qui ne connaissaient plus, ne connaissaient plus rien que des choses mouvantes, invisibles, dont il fallait, à la force des bras aveugles, se tirer comme d’une mer. Quels aveux terribles quelquefois : « J’ai éclairé mes mains pour les voir... » Velours des mains révélé seul dans ce bain rouge de photographe. Ce qu’il reste du monde, et qu’il faut sauver.

Rivière poussa la porte du bureau de l’exploitation. Une seule lampe allumée créait dans un angle une plage claire. Le cliquetis d’une seule machine à écrire donnait un sens à ce silence, sans le combler.