Et pourtant revenait contre lui, avec un murmure mélancolique, la masse des douceurs qu’il avait toujours écartées : un océan perdu. « Tout cela est donc si proche ?... » Il s’aperçut qu’il avait peu à peu repoussé vers la vieillesse, pour « quand il aurait le temps » ce qui fait douce la vie des hommes. Comme si réellement on pouvait avoir le temps un jour, comme si l’on gagnait, à l’extrémité de la vie, cette paix bienheureuse que l’on imagine. Mais il n’y a pas de paix. Il n’y a peut-être pas de victoire. Il n’y a pas d’arrivée définitive de tous les courriers.

Rivière s’arrêta devant Leroux, un vieux contremaître qui travaillait. Leroux, lui aussi, travaillait depuis quarante ans. Et le travail prenait toutes ses forces. Quand Leroux rentrait chez lui vers dix heures du soir, ou minuit, ce n’était pas un autre monde qui s’offrait à lui, ce n’était pas une évasion. Rivière sourit à cet homme qui relevait son visage lourd, et désignait un axe bleui : « Ça tenait trop dur, mais je l’ai eu. » Rivière se pencha sur l’axe. Rivière était repris par le métier. « Il faudra dire aux ateliers d’ajuster ces pièces- là plus libres. » Il tâta du doigt les traces du grippage, puis considéra de nouveau Leroux. Une drôle de question lui venait aux lèvres, devant ces rides sévères. Il en souriait :

– Vous vous êtes beaucoup occupé d’amour, Leroux, dans votre vie ?

– Oh ! l’amour, vous savez, monsieur le Directeur...

– Vous êtes comme moi, vous n’avez jamais eu le temps.

– Pas bien beaucoup...

Rivière écoutait le son de la voix, pour connaître si la réponse était amère : elle n’était pas amère. Cet homme éprouvait, en face de sa vie passée, le tranquille contentement du menuisier qui vient de polir une belle planche : « Voilà. C’est fait. »

« Voilà, pensait Rivière, ma vie est faite. »

Il repoussa toutes les pensées tristes qui lui venaient de sa fatigue, et se dirigea vers le hangar, car l’avion du Chili grondait.

 

 

III

 

Le son de ce moteur lointain devenait de plus en plus dense. Il mûrissait. On donna les feux. Les lampes rouges du balisage dessinèrent un hangar, des pylônes de T.S.F., un terrain carré. On dressait une fête.

– Le voilà !

L’avion roulait déjà dans le faisceau des phares. Si brillant qu’il en semblait neuf. Mais, quand il eut stoppé enfin devant le hangar, tandis que les mécaniciens et les manœuvres se pressaient pour décharger la poste, le pilote Pellerin ne bougea pas.

– Eh bien ? qu’attendez-vous pour descendre ?

Le pilote, occupé à quelque mystérieuse besogne, ne daigna pas répondre. Probablement il écoutait encore tout le bruit du vol passer en lui. Il hochait lentement la tête, et, penché en avant, manipulait on ne sait quoi. Enfin il se retourna vers les chefs et les camarades, et les considéra gravement, comme sa propriété. Il semblait les compter et les mesurer et les peser, et il pensait qu’il les avait bien gagnés, et aussi ce hangar de fête et ce ciment solide et, plus loin, cette ville avec son mouvement, ses femmes et sa chaleur. Il tenait ce peuple dans ses larges mains, comme des sujets, puisqu’il pouvait les toucher, les entendre et les insulter. Il pensa d’abord les insulter d’être là tranquilles, sûrs de vivre, admirant la lune, mais il fut débonnaire :

– ... Paierez à boire !

Et il descendit.

Il voulut raconter son voyage :

– Si vous saviez !...

Jugeant sans doute en avoir assez dit, il s’en fut retirer son cuir.

 

Quand la voiture l’emporta vers Buenos-Aires en compagnie d’un inspecteur morne et de Rivière silencieux, il devint triste: c’est beau de se tirer d’affaire, et de lâcher avec santé, en reprenant pied, de bonnes injures. Quelle joie puissante ! Mais ensuite, quand on se souvient, on doute on ne sait de quoi.

La lutte dans le cyclone, ça, au moins, c’est réel, c’est franc.