Il
trouvait tout simple d’aller en Islande, puisque c’était son
métier. Mon oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita
de cet enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son
bâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si près.
« Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », dit M. Bjarne
après avoir empoché un nombre respectable de species-dollars. Nous
remerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revînmes à
l’hôtel du Phœnix.
« Cela va bien ! cela va très bien, répétait mon oncle.
Quel heureux hasard d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir !
Maintenant déjeunons, et allons visiter la ville. »
Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw, place irrégulière où se
trouve un poste avec deux innocents canons braqués qui ne font peur
à personne. Tout près, au n° 5, il y avait une « restauration »
française, tenue par un cuisinier nommé Vincent ; nous y
déjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre marks
chacun.[1]
Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville ; mon
oncle se laissait promener ; d’ailleurs il ne vit rien, ni
l’insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septième
siècle qui enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immense
cénotaphe de Torwaldsen, orné de peintures murales horribles et qui
contient à l’intérieur les œuvres de ce statuaire, ni, dans un
assez beau parc, le château bonbonnière de Rosenborg, ni
l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait
avec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze, ni les
grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s’enflaient
comme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.
Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie
Virlandaise et moi, du côté du port où les deux-ponts et les
frégates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les
bords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus au sein
desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur
gueule noirâtre entre les branches des sureaux et des
saules !
Mais, hélas ! elle était loin, ma pauvre Graüben, et
pouvais-je espérer de la revoir jamais ?
Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites
enchanteurs, il fut vivement frappé par la vue d’un certain clocher
situé dans l’île d’Amak, qui forme le quartier sud-ouest de
Copenhague.
Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté ; je montai
dans une petite embarcation à vapeur qui faisait le service des
canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de
Dock-Yard.
Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens,
vêtus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous le
bâton des argousins, nous arrivâmes devant Vor-Frelsers-Kirk. Cette
église n’offrait rien de remarquable. Mais voici pourquoi son
clocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur : à
partir de la plate-forme, un escalier extérieur circulait autour de
sa flèche, et ses spirales se déroulaient en plein ciel.
« Montons, dit mon oncle.
– Mais, le vertige ? répliquai-je.
– Raison de plus, il faut s’y habituer.
– Cependant…
– Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps. » Il fallut obéir.
Un gardien, qui demeurait de l’autre côté de la rue, nous remit une
clef, et l’ascension commença. Mon oncle me précédait d’un pas
alerte. Je le suivais non sans terreur, car la tête me tournait
avec une déplorable facilité. Je n’avais ni l’aplomb des aigles ni
l’insensibilité de leurs nerfs. Tant que nous fûmes emprisonnés
dans la vis intérieure, tout alla bien ; mais après cent
cinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étions
parvenus à la plate-forme du clocher. Là commençait l’escalier
aérien, gardé par une frêle rampe, et dont les marches, de plus en
plus étroites, semblaient monter vers l’infini. « Je ne pourrai
jamais ! m’écriai-je.
– Serais-tu poltron, par hasard ? Monte ! » répondit
impitoyablement le professeur.
Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air
m’étourdissait ; je sentais le clocher osciller sous les
rafales ; mes jambes se dérobaient ; je grimpai bientôt
sur les genoux, puis sur le ventre ; je fermais les
yeux ; j’éprouvais le mal de l’espace.
Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la
boule.
« Regarde, me dit-il, et regarde bien ! il faut prendre
des leçons d’abîme ! »
J’ouvris les yeux. J’aperçus les maisons aplaties et comme
écrasées par une chute, au milieu du brouillard des fumées.
Au-dessus de ma tête passaient des nuages échevelés, et, par un
renversement d’optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que
le clocher, la boule, moi, nous étions entraînés avec une
fantastique vitesse. Au loin, d’un côté s’étendait la campagne
verdoyante ; de l’autre étincelait la mer sous un faisceau de
rayons. Le Sund se déroulait à la pointe d’Elseneur, avec quelques
voiles blanches, véritables ailes de goéland, et dans la brume de
l’est ondulaient les côtes à peine estompées de la Suède. Toute
cette immensité tourbillonnait à mes regards.
Néanmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder. Ma
première leçon de vertige dura une heure. Quand enfin il me fut
permis de redescendre et de toucher du pied le pavé solide des
rues, j’étais courbaturé.
« Nous recommencerons demain », dit mon professeur.
Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice
vertigineux, et, bon gré mal gré, je fis des progrès sensibles dans
l’art « des hautes contemplations ».
Chapitre 9
Le jour du départ arriva. La veille, le complaisant M. Thomson
nous avait apporté des lettres de recommandations pressantes pour
le comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pietursson, le
coadjuteur de l’évêque, et M. Finsen, maire de Reykjawik. En
retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poignées de
main.
Le 2, à six heures du matin, nos précieux bagages étaient rendus
à bord de la Valkyrie.
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