Cette science lui devait d’assez belles découvertes, et,
en 1853, il avait paru à Leipzig un Traité de Cristallographie
transcendante, par le professeur Otto Lidenbrock, grand
in-folio avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais.
Ajoutez à cela que mon oncle était conservateur du musée
minéralogique de M. Struve, ambassadeur de Russie, précieuse
collection d’une renommée européenne.
Voilà donc le personnage qui m’interpellait avec tant
d’impatience. Représentez-vous un homme grand, maigre, d’une santé
de fer, et d’un blond juvénile qui lui ôtait dix bonnes années de
sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière des
lunettes considérables ; son nez, long et mince, ressemblait à
une lame affilée ; les méchants prétendaient même qu’il était
aimanté et qu’il attirait la limaille de fer. Pure calomnie : il
n’attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point
mentir.
Quand j’aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées
mathématiques d’une demi-toise, et si je dis qu’en marchant il
tenait ses poings solidement fermés, signe d’un tempérament
impétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand de
sa compagnie.
Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, une
habitation moitié bois, moitié brique, à pignon dentelé ; elle
donnait sur l’un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu du
plus ancien quartier de Hambourg que l’incendie de 1842 a
heureusement respecté.
La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le
ventre aux passants ; elle portait son toit incliné sur
l’oreille, comme la casquette d’un étudiant de la Tugendbund ;
l’aplomb de ses lignes laissait à désirer ; mais, en somme,
elle se tenait bien, grâce à un vieil orme vigoureusement encastré
dans la façade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs à
travers les vitraux des fenêtres.
Mon oncle ne laissait pas d’être riche pour un professeur
allemand. La maison lui appartenait en toute propriété, contenant
et contenu. Le contenu, c’était sa filleule Graüben, jeune
Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double
qualité de neveu et d’orphelin, je devins son aide-préparateur dans
ses expériences.
J’avouerai que je mordis avec appétit aux sciences
géologiques ; j’avais du sang de minéralogiste dans les
veines, et je ne m’ennuyais jamais en compagnie de mes précieux
cailloux.
En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de
Königstrasse, malgré les impatiences de son propriétaire, car, tout
en s’y prenant d’une façon un peu brutale, celui-ci ne m’en aimait
pas moins. Mais cet homme-là ne savait pas attendre, et il était
plus pressé que nature.
Quand, en avril, il avait planté dans les pots de faïence de son
salon des pieds de réséda ou de volubilis, chaque matin il allait
régulièrement les tirer par les feuilles afin de hâter leur
croissance.
Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Je me
précipitai donc dans son cabinet.
Chapitre 2
Ce cabinet était un véritable musée. Tous les échantillons du
règne minéral s’y trouvaient étiquetés avec l’ordre le plus
parfait, suivant les trois grandes divisions des minéraux
inflammables, métalliques et lithoïdes.
Comme je les connaissais, ces bibelots de la science
minéralogique ! Que de fois, au lieu de muser avec des garçons
de mon âge, je m’étais plu à épousseter ces graphites, ces
anthracites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes ! Et les
bitumes, les résines, les sels organiques qu’il fallait préserver
du moindre atome de poussière ! Et ces métaux, depuis le fer
jusqu’à l’or, dont la valeur relative disparaissait devant
l’égalité absolue des spécimens scientifiques ! Et toutes ces
pierres qui eussent suffi à reconstruire la maison de Königstrasse,
même avec une belle chambre de plus, dont je me serais si bien
arrangé !
Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guère à ces
merveilles. Mon oncle seul occupait ma pensée. Il était enfoui dans
son large fauteuil garni de velours d’Utrecht, et tenait entre les
mains un livre qu’il considérait avec la plus profonde
admiration.
« Quel livre ! quel livre ! » s’écriait-il.
Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock était
aussi bibliomane à ses moments perdus ; mais un bouquin
n’avait de prix à ses yeux qu’à la condition d’être introuvable, ou
tout au moins illisible.
« Eh bien ! me dit-il, tu ne vois donc pas ? Mais
c’est un trésor inestimable que j’ai rencontré ce matin en furetant
dans la boutique du juif Hevelius.
– Magnifique ! » répondis-je avec un enthousiasme de
commande.
En effet, à quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le
dos et les plats semblaient faits d’un veau grossier, un bouquin
jaunâtre auquel pendait un signet décoloré ?
Cependant les interjections admiratives du professeur ne
discontinuaient pas.
« Vois, disait-il, en se faisant à lui-même demandes et
réponses ; est-ce assez beau ? Oui, c’est
admirable ! Et quelle reliure ! Ce livre s’ouvre-t-il
facilement ? Oui, car il reste ouvert à n’importe quelle
page ! Mais se ferme-t-il bien ? Oui, car la couverture
et les feuilles forment un tout bien uni, sans se séparer ni
bâiller en aucun endroit. Et ce dos qui n’offre pas une seule
brisure après sept cents ans d’existence ! Ah ! voilà une
reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent été fiers !
»
En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le
vieux bouquin, Je ne pouvais faire moins que de l’interroger sur
son contenu, bien que cela ne m’intéressât aucunement.
« Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume ?
demandai-je avec un empressement trop enthousiaste pour n’être pas
feint.
– Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant, c’est
l’Heims-Kringla de Snorre Turleson, le fameux auteur
islandais du XIIe siècle ! C’est la Chronique des princes
norvégiens qui régnèrent en Islande !
– Vraiment ! m’écriai-je de mon mieux, et, sans doute,
c’est une traduction en langue allemande ?
– Bon ! riposta vivement le professeur, une
traduction ! Et qu’en ferais-je de ta traduction ! Qui se
soucie de ta traduction ? Ceci est l’ouvrage original en
langue islandaise, ce magnifique idiome, riche et simple à la fois,
qui autorise les combinaisons grammaticales les plus variées et de
nombreuses modifications de mots !
– Comme l’allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.
– Oui, répondit mon oncle en haussant les épaules, sans compter
que la langue islandaise admet les trois genres comme le grec et
décline les noms propres comme le latin !
– Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence, et les
caractères de ce livre sont-ils beaux ?
– Des caractères ! Qui te parle de caractères, malheureux
Axel ! Il s’agit bien de caractères ! Ah ! tu prends
cela pour un imprimé ! Mais, ignorant, c’est un manuscrit, et
un manuscrit runique !…
– Runique ?
– Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer ce
mot ?
– Je m’en garderai bien », répliquai-je avec l’accent d’un homme
blessé dans son amour-propre. Mais mon oncle continua de plus belle
et m’instruisit, malgré moi, de choses que je ne tenais guère à
savoir.
« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usités
autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventés
par Odin lui-même ! Mais regarde donc, admire donc, impie, ces
types qui sont sortis de l’imagination d’un dieu ! »
Ma foi, faute de réplique, j’allais me prosterner, genre de
réponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a
l’avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint
détourner le cours de la conversation.
Ce fut l’apparition d’un parchemin crasseux qui glissa du
bouquin et tomba à terre.
Mon oncle se précipita sur ce brimborion avec une avidité facile
à comprendra. Un vieux document, enfermé depuis un temps immémorial
dans un vieux livre, ne pouvait manquer d’avoir un haut prix à ses
yeux.
« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-il.
Et, en même temps, il déployait soigneusement sur sa table un
morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur
lequel s’allongeaient, en lignes transversales, des caractères de
grimoire.
En voici le fac-similé exact. Je tiens à faire connaître ces
signes bizarres, car ils amenèrent le professeur Lidenbrock et son
neveu à entreprendre la plus étrange expédition du dix-neuvième
siècle :
[Image d’un cryptogramme]
Le professeur considéra pendant quelques instants cette série de
caractères ; puis il dit en relevant ses lunettes :
« C’est du runique ; ces types sont absolument identiques à
ceux du manuscrit de Snorre Turleson ! Mais… qu’est-ce que
cela peut signifier ? »
Comme le runique me paraissait être une invention de savants
pour mystifier le pauvre monde, je ne fus pas fâché de voir que mon
oncle n’y comprenait rien. Du moins, cela me sembla ainsi au
mouvement de ses doigts qui commençaient à s’agiter
terriblement.
« C’est pourtant du vieil islandais ! » murmurait-il entre
ses dents.
Et le professeur Lidenbrock devait bien s’y connaître, car il
passait pour être un véritable polyglotte. Non pas qu’il parlât
couramment les deux mille langues et les quatre mille idiomes
employés à la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne
part.
Il allait donc, en présence de cette difficulté, se livrer à
toute l’impétuosité de son caractère, et je prévoyais une scène
violente, quand deux heures sonnèrent au petit cartel de la
cheminée.
Aussitôt la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant
:
« La soupe est servie.
– Au diable la soupe, s’écria mon oncle, et celle qui l’a faite,
et ceux qui la mangeront ! »
Marthe s’enfuit. Je volai sur ses pas, et, sans savoir comment,
je me trouvai assis à ma place habituelle dans la salle à
manger.
J’attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas. C’était
la première fois, à ma connaissance, qu’il manquait à la solennité
du dîner. Et quel dîner, cependant ! Une soupe au persil, une
omelette au jambon relevée d’oseille à la muscade, une longe de
veau à la compote de prunes, et, pour dessert, des crevettes au
sucre, le tout arrosé d’un joli vin de la Moselle.
Voilà ce qu’un vieux papier allait coûter à mon oncle. Ma foi,
en qualité de neveu dévoué, je me crûs obligé de manger pour lui,
en même temps que pour moi. Ce que je fis en conscience.
« Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait la bonne
Marthe.
M. Lidenbrock qui n’est pas à table !
– C’est à ne pas le croire.
– Cela présage quelque événement grave ! » reprenait la
vieille servante en hochant la tête.
Dans mon opinion, cela ne présageait rien, sinon une scène
épouvantable quand mon oncle trouverait son dîner dévoré.
J’en étais à ma dernière crevette, lorsqu’une voix retentissante
m’arracha aux voluptés du dessert. Je ne fis qu’un bond de la salle
dans le cabinet.
Chapitre 3
« C’est évidemment du runique, disait le professeur en fronçant
le sourcil. Mais il y a un secret, et je le découvrirai, sinon…
»
Un geste violent acheva sa pensée.
« Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant la table du poing, et
écris. »
En un instant je fus prêt.
« Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet
qui correspond à l’un de ces caractères islandais. Nous verrons ce
que cela donnera.
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