L’homme ainsi non seulement travaille pour l’animal en lui, mais, en parfait symbole, travaille pour l’animal hors de lui. Malgré maintes solides maisons de brique ou de pierre, la prospérité du fermier se mesure encore suivant le degré auquel la grange couvre de son ombre la maison. Cette ville-ci passe pour posséder les plus grandes maisons de bœufs, de vaches et de chevaux qui soient aux alentours, et elle n’est pas en arrière pour ce qui est de ses édifices publics ; mais en fait de salles destinées à un libre culte ou à une libre parole, il en est fort peu dans ce comté. Ce n’est pas par leur architecture, mais pourquoi pas justement par leur pouvoir de pensée abstraite, que les nations devraient chercher à se commémorer ? Combien plus admirable le Bhagavad-Gîta que toutes les ruines de l’Orient ! Les tours et les temples sont le luxe des princes. Un esprit simple et indépendant ne peine pas sur l’invitation d’un prince. Le génie n’est de la suite d’aucun empereur, pas plus que ses matériaux d’argent, d’or, ou de marbre, sauf à un insignifiant degré. À quelle fin, dites-moi, tant de pierre travaillée ? En Arcadie, lorsque j’y fus, je ne vis point qu’on martelât de pierre. Les nations sont possédées de la démente ambition de perpétuer leur mémoire par l’amas de pierre travaillée qu’elles laissent. Que serait-ce si d’égales peines étaient prises pour adoucir et polir leurs mœurs ? Un seul acte de bon sens devrait être plus mémorable qu’un monument aussi haut que la lune. Je préfère voir les pierres en leur place. La grandeur de Thèbes fut une grandeur vulgaire. Plus sensé le cordon de pierre qui borne le champ d’un honnête homme qu’une Thèbes aux cent portes qui s’est écartée davantage du vrai but de la vie. La religion et la civilisation qui sont barbares et païennes construisent de splendides temples, mais ce que l’on pourrait appeler le Christianisme n’en construit pas. La majeure partie de la pierre qu’une nation travaille prend la route de sa tombe seulement. Cette nation s’enterre vivante. Pour les Pyramides, ce qu’elles offrent surtout d’étonnant, c’est qu’on ait pu trouver tant d’hommes assez avilis pour passer leur vie à la construction d’une tombe destinée à quelque imbécile ambitieux, qu’il eût été plus sage et plus mâle de noyer dans le Nil pour ensuite livrer son corps aux chiens. Je pourrais peut-être inventer quelque excuse en leur faveur et la sienne, mais je n’en ai pas le temps. Quant à la religion et l’amour de l’art des bâtisseurs, ce sont à peu près les mêmes par tout l’univers, que l’édifice soit un temple égyptien ou la Banque des États-Unis. Cela coûte plus que cela ne vaut. Le grand ressort, c’est la vanité, assistée de l’amour de l’ail et pain et beurre. Mr. Balcom, jeune architecte plein de promesses, le dessine sur le dos de son Vitruve, au crayon dur et à la règle, puis le travail est lâché à Dobson et Fils, tailleurs de pierre. Lorsque les trente siècles commencent à abaisser les yeux dessus, l’humanité commence à lever dessus les siens. Quant à vos hautes tours et monuments, il y eut jadis en cette ville-ci un cerveau brûlé qui entreprit de percer la terre jusqu’à la Chine, et il atteignit si loin que, à son dire, il entendit les marmites et casseroles chinoises résonner ; mais je crois bien que je ne me détournerai pas de mon chemin pour admirer le trou qu’il fit. Cela intéresse nombre de gens de savoir, à propos des monuments de l’Ouest et de l’Est, qui les a bâtis. Pour ma part, j’aimerais savoir qui, en ce temps-là, ne les bâtit point, – qui fut au-dessus de telles futilités. Mais poursuivons mes statistiques.

Grâce à des travaux d’arpentage, de menuiserie, à des journées de travail de diverses autres sortes dans le village entre-temps, car je compte autant de métiers que de doigts, j’avais gagné 13 dollars 34 cents. La dépense de nourriture pour huit mois, à savoir, du 4 juillet au 1er mars, époque où ces estimations furent faites, quoique j’habitasse là plus de deux ans – sans tenir compte des pommes de terre, d’un peu de maïs vert et de quelques pois que j’avais fait pousser, et sans avoir égard à la valeur de ce qui était en réserve à la dernière date, fut :

 

Riz

$ 1 73 ½

 

Mélasse

1 73

(La forme la moins chère de la saccharine.)

Farine de seigle

1 04 ¾

 

Farine de maïs

0 99 ¾

(Moins chère que le seigle.)

Porc

0 22

 

 

Tous les essais qui suivent faillirent.

 

Fleur de farine

0 88

(Revient plus cher que la farine de maïs, argent et ennuis à la fois.)

Sucre

0 80

 

Saindoux

0 65

 

Pommes

0 25

 

Pommes séchées

0 22

 

Patates

0 10

 

Une citrouille

0 06

 

Un melon d’eau

0 02

 

Sel

0 03

 

 

Oui, je mangeai la valeur de 8 dollars 74 cents, en tout et pour tout ; mais je ne divulguerais pas ainsi effrontément mon crime si je ne savais la plupart de mes lecteurs tout aussi criminels que moi, et que leurs faits et gestes n’auraient pas meilleur air une fois imprimés. L’année suivante je pris de temps à autre un plat de poisson pour mon dîner, et une fois j’allais jusqu’à égorger une marmotte qui ravageait mon champ de haricots, – opérer sa transmigration, comme dirait un Tartare, – et la dévorer, un peu à titre d’essai ; mais si elle me procura une satisfaction momentanée, en dépit de certain goût musqué, je m’aperçus qu’à la longue ce ne serait pas une bonne habitude, dût-on faire préparer ses marmottes par le boucher du village.

L’habillement et quelques dépenses accessoires entre les mêmes dates, si peu qu’on puisse induire de cet article, montèrent à :

 

 

$ 8 40 ¾

Huile et quelques ustensiles de ménage…

$ 2 00

 

De sorte que toutes les sorties d’argent, sauf pour le lavage et le raccommodage, qui, en grande partie, furent faits hors de la maison, et les notes n’en ont pas encore été reçues, – et ces dépenses sont toutes et plus que toutes les voies par lesquelles sort nécessairement l’argent en cette partie du monde, – furent :

 

Maison…

$ 28 12 ½

Ferme, une année…

14 72 ½

Nourriture, huit mois…

8 74

Habillement, etc., huit mois…

8 40 ¾

Huile, etc., huit mois…

2 00

En tout…

$ 61 99 ¾

 

Je m’adresse en ce moment à ceux de mes lecteurs qui ont à gagner leur vie. Et pour faire face à cela j’ai vendu comme produits de ferme :

 

 

$ 23 44

Gagné par le travail journalier…

$ 13 34

En tout…

$ 36 78

 

qui, soustrait de la somme des dépenses, laisse une balance de 25 dollars 21 cents ¾ d’un côté, ce qui représente à peu de chose près les moyens grâce auxquels je débutai, et la mesure des dépenses à prévoir, – de l’autre, outre le loisir, l’indépendance et la santé ainsi assurés, une maison confortable pour moi aussi longtemps qu’il me plaira de l’occuper.

Cette statistique, si accidentelle et par conséquent peu instructive qu’elle puisse paraître, étant assez complète, a par cela même une certaine valeur.