Une maison moyenne dans ce voisinage coûte peut-être huit cents dollars, et pour amasser cette somme il faudra de dix à quinze années de la vie du travailleur, même s’il n’est pas chargé de famille – en estimant la valeur pécuniaire du travail de chaque homme à un dollar par jour, car si certains reçoivent plus, d’autres reçoivent moins – de sorte qu’en général il lui aura fallu passer plus de la moitié de sa vie avant d’avoir gagné son wigwam. Le supposons-nous au lieu de cela payer un loyer, que c’est tout simplement le choix douteux entre deux maux. Le sauvage eût-il été sage d’échanger son wigwam contre un palais à de telles conditions ?
On devinera que je ramène, autant qu’il y va de l’individu, presque tout l’avantage de garder une propriété superflue comme fond en réserve pour l’avenir, surtout au défraiement des dépenses funéraires. Mais peut-être l’homme n’est-il pas requis de s’ensevelir lui-même. Néanmoins voilà qui indique une distinction importante entre le civilisé et le sauvage ; et sans doute a-t-on des intentions sur nous pour notre bien, en faisant de la vie d’un peuple civilisé une institution, dans laquelle la vie de l’individu se voit à un degré considérable absorbée, en vue de conserver et perfectionner celle de la race. Mais je désire montrer grâce à quel sacrifice s’obtient actuellement cet avantage, et suggérer que nous pouvons peut-être vivre de façon à nous assurer tout l’avantage sans avoir en rien à souffrir du désavantage. Qu’entendez-vous en disant que le pauvre, vous l’avez toujours avec vous, ou que les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées(13) ?
« Je suis vivant, dit le Seigneur, vous n’aurez plus lieu de dire ce proverbe en Israël. »
« Voici, toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils comme l’âme du père, l’une et l’autre sont à moi ; l’âme qui pèche c’est celle qui mourra(14). »
Si j’envisage mes voisins, les fermiers de Concord, au moins aussi à leur aise que les gens des autres classes, je constate que, pour la plupart, ils ont peiné vingt, trente ou quarante années pour devenir les véritables propriétaires de leurs fermes, qu’en général ils ont héritées avec des charges, ou achetées avec de l’argent emprunté à intérêt, – et nous pouvons considérer un tiers de ce labeur comme représentant le coût de leurs maisons – mais qu’ordinairement ils n’ont pas encore payées. Oui, les charges quelquefois l’emportent sur la valeur de la ferme, au point que la ferme elle-même devient toute une lourde charge, sans qu’il manque de se trouver un homme pour en hériter, lequel déclare la connaître à fond, comme il dit. M’adressant aux répartiteurs d’impôts, je m’étonne d’apprendre qu’ils sont incapables de nommer d’emblée douze personnes de la ville en possession de fermes franches et nettes de toute charge. Si vous désirez connaître l’histoire de ces domaines, interrogez la banque où ils sont hypothéqués. L’homme qui a bel et bien payé sa ferme grâce au travail fourni dessus est si rare que tout voisin peut le montrer du doigt. Je me demande s’il en existe trois à Concord. Ce qu’on a dit des marchands, qu’une très forte majorité, même quatre-vingt-dix-sept pour cent, sont assurés de faire faillite, est également vrai des fermiers. Pour ce qui est des marchands, cependant, l’un d’eux déclare avec justesse que leurs faillites, en grande partie, ne sont pas de véritables faillites pécuniaires, mais de simples manquements à remplir leurs engagements, parce que c’est incommode, – ce qui revient à dire que c’est le moral qui flanche. Mais voilà qui aggrave infiniment le cas, et suggère, en outre, que selon toute probabilité les trois autres eux-mêmes ne réussissent pas à sauver leurs âmes, et sont peut-être banqueroutiers dans un sens pire que ceux qui font honnêtement faillite. La banqueroute et la dénégation de dettes sont les tremplins d’où s’élance pour opérer ses culbutes pas mal de notre civilisation, tandis que le sauvage, lui, reste debout sur la planche non élastique de la famine. N’empêche que le Concours Agricole du Middlesex se passe ici chaque année avec éclat(15), comme si tous les rouages de la machine agricole étaient bien graissés.
Le fermier s’efforce de résoudre le problème d’une existence suivant une formule plus compliquée que le problème lui-même. Pour se procurer ses cordons de souliers il spécule sur des troupeaux de bétail. Avec un art consommé il a tendu son piège à l’aide d’un cheveu pour attraper confort et indépendance, et voilà qu’en faisant demi-tour il s’est pris la jambe dedans. Telle la raison pour laquelle il est pauvre ; et c’est pour semblable raison que tous nous sommes pauvres relativement à mille conforts sauvages, quoique entourés de luxe. Comme Chapman le chante(16) :
The false society of men –
– for earthly greatness
All heavenly comforts rarefies to air.(17)
Et lorsque le fermier possède enfin sa maison, il se peut qu’au lieu d’en être plus riche il en soit plus pauvre, et que ce soit la maison qui le possède. Si je comprends bien, ce fut une solide objection présentée par Momus contre la maison que bâtit Minerve, qu’elle ne « l’avait pas faite mobile, grâce à quoi l’on pouvait éviter un mauvais voisinage » ; et encore peut-on la présenter, car nos maisons sont une propriété si difficile à remuer que bien souvent nous y sommes en prison plutôt qu’en un logis ; et le mauvais voisinage à éviter est bien la gale qui nous ronge. Je connais en cette ville-ci une ou deux familles, pour le moins, qui depuis près d’une génération désirent vendre leurs maisons situées dans les environs pour aller habiter le village(18) sans pouvoir y parvenir, et que la mort seule délivrera.
Il va sans dire que la majorité finit par être à même soit de posséder soit de louer la maison moderne avec tous ses perfectionnements. Dans le temps qu’elle a passé à perfectionner nos maisons, la civilisation n’a pas perfectionné de même les hommes appelés à les habiter. Elle a créé des palais, mais il était plus malaisé de créer des gentilshommes et des rois. Et si le but poursuivi par l’homme civilisé n’est pas plus respectable que celui du sauvage, si cet homme emploie la plus grande partie de sa vie à se procurer uniquement un nécessaire et un bien-être grossiers, pourquoi aurait-il une meilleure habitation que l’autre ?
Mais quel est le sort de la pauvre minorité ? Peut-être reconnaîtra-t-on que juste en la mesure où les uns se sont trouvés au point de vue des conditions extérieures placés au-dessus du sauvage, les autres se sont trouvés dégradés au-dessous de lui. Le luxe d’une classe se voit contrebalancé par l’indigence d’une autre. D’un côté le palais, de l’autre les hôpitaux et le « pauvre honteux ». Les myriades qui bâtirent les pyramides destinées à devenir les tombes des pharaons étaient nourries d’ail, et sans doute n’étaient pas elles-mêmes décemment enterrées. Le maçon qui met la dernière main à la corniche du palais, retourne le soir peut-être à une hutte qui ne vaut pas un wigwam.
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