»
Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne
songea à dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de
vitesse, avait modéré sa marche et se tenait sous petite vapeur. De
son côté, le narwal, imitant la frégate, se laissait bercer au gré
des lames, et semblait décidé à ne point abandonner le théâtre de
la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une
expression plus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant.
Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l’espérer. Mais
à une heure moins sept minutes du matin, un sifflement
assourdissant se fit entendre, semblable à celui que produit une
colonne d’eau, chassée avec une extrême violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous étions alors sur
la dunette, jetant d’avides regards à travers les profondes
ténèbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu
rugir des baleines ?
— Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la
vue m’ait rapporté deux mille dollars.
— En effet, vous avez droit à la prime. Mais, dites-moi, ce
bruit n’est-il pas celui que font les cétacés rejetant l’eau par
leurs évents ?
— Le même bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement
plus fort. Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cétacé qui
se tient là dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta
le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du
jour.
— S’il est d’humeur à vous entendre, maître Land, répondis-je
d’un ton peu convaincu.
— Que je l’approche à quatre longueurs de harpon, riposta le
Canadien, et il faudra bien qu’il m’écoute !
— Mais pour l’approcher, reprit le commandant, je devrai mettre
une baleinière à votre disposition ?
— Sans doute, monsieur.
— Ce sera jouer la vie de mes hommes ?
— Et la mienne ! » répondit simplement le harponneur.
Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins
intense, à cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln.
Malgré la distance, malgré le bruit du vent et de la mer, on
entendait distinctement les formidables battements de queue de
l’animal et jusqu’à sa respiration haletante. Il semblait qu’au
moment où l’énorme narwal venait respirer à la surface de l’océan,
l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les
vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.
« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un
régiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! »
On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prépara au
combat. Les engins de pêche furent disposés le long des
bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un
harpon à une distance d’un mille, et de longues canardières à
balles explosives dont la blessure est mortelle, même aux plus
puissants animaux. Ned Land s’était contenté d’affûter son harpon,
arme terrible dans sa main.
A six heures, l’aube commença à poindre, et avec les premières
lueurs de l’aurore disparut l’éclat électrique du narwal. A sept
heures, le jour était suffisamment fait, mais une brume matinale
très épaisse rétrécissait l’horizon, et les meilleures lorgnettes
ne pouvaient la percer. De là, désappointement et colère.
Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers
s’étaient déjà perchés à la tête des mâts.
A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses
grosses volutes se levèrent peu à peu. L’horizon s’élargissait et
se purifiait à la fois.
Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit
entendre.
« La chose en question, par bâbord derrière ! » cria le
harponneur.
Tous les regards se dirigèrent vers le point indiqué.
Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirâtre
émergeait d’un mètre au-dessus des flots. Sa queue, violemment
agitée, produisait un remous considérable. Jamais appareil caudal
ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage,
d’une blancheur éclatante, marquait le passage de l’animal et
décrivait une courbe allongée.
La frégate s’approcha du cétacé. Je l’examinai en toute liberté
d’esprit. Les rapports du Shannon et de
l’Helvetia avaient un peu exagéré ses dimensions, et
j’estimai sa longueur à deux cent cinquante pieds seulement. Quant
à sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprécier ;
mais, en somme, l’animal me parut être admirablement proportionné
dans ses trois dimensions.
Pendant que j’observais cet être phénoménal, deux jets de vapeur
et d’eau s’élancèrent de ses évents, et montèrent à une hauteur de
quarante mètres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en
conclus définitivement qu’il appartenait à l’embranchement des
vertébrés, classe des mammifères, sous-classe des monodelphiens,
groupe des pisciformes, ordre des cétacés, famille… Ici, je ne
pouvais encore me prononcer. L’ordre des cétacés comprend trois
familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et c’est
dans cette dernière que sont rangés les narwals. Chacune de ces
famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en espèces,
chaque espèce en variétés. Variété, espèce, genre et famille me
manquaient encore, mais je ne doutais pas de compléter ma
classification avec l’aide du ciel et du commandant Farragut.
L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef.
Celui-ci, après avoir attentivement observé l’animal, fit appeler
l’ingénieur. L’ingénieur accourut.
« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la
pression ?
— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.
— Bien. Forcez vos feux, et à toute vapeur ! »
Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait
sonné.
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