Quelques instants après, les deux cheminées de la frégate vomissaient des torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement des chaudières.

L’Abraham-Lincoln, chassé en avant par sa puissante hélice, se dirigea droit sur l’animal. Celui-ci le laissa indifféremment s’approcher à une demi-encablure ; puis dédaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance.

Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sans que la frégate gagnât deux toises sur le cétacé Il était donc évident qu’à marcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais

Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria-t-il.

Le Canadien vint à l’ordre.

« Eh bien, maître Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations à la mer ?

— Non, monsieur, répondit Ned Land, car cette bête-là ne se laissera prendre que si elle le veut bien.

— Que faire alors ?

— Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s’entend, je vais m’installer sous les sous-barbes de beaupré, et si nous arrivons à longueur de harpon, je harponne.

— Allez, Ned, répondit le commandant Farragut. Ingénieur, cria-t-il, faites monter la pression. »

Ned Land se rendit à son poste. Les feux furent plus activement poussés ; l’hélice donna quarante-trois tours à la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jeté, on constata que l’Abraham-Lincoln marchait à raison de dix-huit milles cinq dixièmes à l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixièmes.

Pendant une heure encore, la frégate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheurs de la marine américaine. Une sourde colère courait parmi l’équipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dédaignait de leur répondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.

L’ingénieur fut encore une fois appelé.

« Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le commandant.

— Oui, monsieur, répondit l’ingénieur.

— Et vos soupapes sont chargées ? …

— A six atmosphères et demie.

— Chargez-les à dix atmosphères. »

Voilà un ordre américain s’il en fut. On n’eût pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer une « concurrence » !

« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait près de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ?

— Comme il plaira à monsieur ! » répondit Conseil.

Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me déplaisait pas de la risquer.

Les soupapes furent chargées. Le charbon s’engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyèrent des torrents d’air sur les brasiers. La rapidité de l’Abraham Lincoln s’accrut. Ses mâts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumée pouvaient à peine trouver passage par les cheminées trop étroites.

On jeta le loch une seconde fois.

« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.

— Dix neuf milles trois dixièmes, monsieur.

— Forcez les feux. »

L’ingénieur obéit. Le manomètre marqua dix atmosphères. Mais le cétacé « chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gêner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixièmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis décrire l’émotion qui faisait vibrer tout mon être. Ned Land se tenait à son poste, le harpon à la main. Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écria le Canadien.

Puis, au moment où il se disposait à frapper, le cétacé se dérobait avec une rapidité que je ne puis estimer à moins de trente milles à l’heure. Et même, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frégate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines !

A midi, nous n’étions pas plus avancés qu’à huit heures du matin.

Le commandant Farragut se décida alors à employer des moyens plus directs.

« Ah ! dit-il, cet animal-là va plus vite que l’Abraham-Lincoln ! Eh bien : nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. Maître, des hommes à la pièce de l’avant. »

Le canon de gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit, mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé, qui se tenait à un demi-mille.

« A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars à qui percera cette infernale bête ! »

Un vieux canonnier à barbe grise – que je vois encore -, l’œil calme, la physionomie froide, s’approcha de sa pièce, la mit en position et visa longtemps. Une forte détonation éclata, à laquelle se mêlèrent les hurrahs de l’équipage.

Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.

« Ah ça ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avec des plaques de six pouces !

— Malédiction ! » s’écria le commandant Farragut.

La chasse recommença, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit :

« Je poursuivrai l’animal jusqu’à ce que ma frégate éclate !

— Oui, répondis-je, et vous aurez raison ! »

On pouvait espérer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas indifférent à la fatigue comme une machine à vapeur. Mais il n’en fut rien. Les heures s’écoulèrent, sans qu’il donnât aucun signe d’épuisement.

Cependant, il faut dire à la louange de l’Abraham-Lincoln qu’il lutta avec une infatigable ténacité. Je n’estime pas à moins de cinq cents kilomètres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreuse journée du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux océan.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

A dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit dernière.

Le narwal semblait immobile.