Peut-être, fatigué de sa journée,
dormait-il, se laissant aller à l’ondulation des lames ? Il y
avait là une chance dont le commandant Farragut résolut de
profiter.
Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous
petite vapeur, et s’avança prudemment pour ne pas éveiller son
adversaire. Il n’est pas rare de rencontrer en plein océan des
baleines profondément endormies que l’on attaque alors avec succès,
et Ned Land en avait harponné plus d’une pendant son sommeil. Le
Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du
beaupré.
La frégate s’approcha sans bruit, stoppa à deux encablures de
l’animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus à bord. Un
silence profond régnait sur le pont. Nous n’étions pas à cent pieds
du foyer ardent, dont l’éclat grandissait et éblouissait nos
yeux.
En ce moment, penché sur la lisse du gaillard d’avant je voyais
au-dessous de moi Ned Land, accroché d’une main à la martingale, de
l’autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds à peine le
séparaient de l’animal immobile.
Tout d’un coup, son bras se détendit violemment, et le harpon
fut lancé. J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir
heurté un corps dur.
La clarté électrique s’éteignit soudain, et deux énormes trombes
d’eau s’abattirent sur le pont de la frégate, courant comme un
torrent de l’avant à l’arrière, renversant les hommes, brisant les
saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse,
sans avoir le temps de me retenir, je fus précipité à la mer.
Chapitre 7
Une baleine d'espèce inconnue
Bien que j’eusse été surpris par cette chute inattendue, je n’en
conservai pas moins une impression très nette de mes
sensations.
Je fus d’abord entraîné à une profondeur de vingt pieds environ.
Je suis bon nageur, sans prétendre égaler Byron et Edgar Pœ, qui
sont des maîtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tête.
Deux vigoureux coups de talons me ramenèrent à la surface de la
mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frégate. L’équipage
s’était-il aperçu de ma disparition ?
L’Abraham-Lincoln avait-il viré de bord ? Le
commandant Farragut mettait-il une embarcation à la mer ?
Devais-je espérer d’être sauvé ?
Les ténèbres étaient profondes. J’entrevis une masse noire qui
disparaissait vers l’est, et dont les feux de position
s’éteignirent dans l’éloignement. C’était la frégate. Je me sentis
perdu.
« A moi ! à moi ! » criai-je. en nageant vers
l’Abraham-Lincoln d’un bras désespéré.
Mes vêtements m’embarrassaient. L’eau les collait à mon corps,
ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je
suffoquais ! …
« A moi ! »
Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je
me débattis, entraîné dans l’abîme…
Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me
sentis violemment ramené à la surface de lamer, et j’entendis, oui,
j’entendis ces paroles prononcées à mon oreille :
« Si monsieur veut avoir l’extrême obligeance de s’appuyer sur
mon épaule, monsieur nagera beaucoup plus à son aise. »
Je saisis d’une main le bras de mon fidèle Conseil.
« Toi ! dis-je, toi !
— Moi-même, répondit Conseil, et aux ordres de monsieur.
— Et ce choc t’a précipité en même temps que moi à la
mer ?
— Nullement. Mais étant au service de monsieur, j’ai suivi
monsieur ! »
Le digne garçon trouvait cela tout naturel !
« Et la frégate ? demandai-je.
— La frégate ! répondit Conseil en se retournant sur le
dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur
elle !
— Tu dis ?
— Je dis qu’au moment où je me précipitai à la mer, j’entendis
les hommes de barre s’écrier : « L’hélice et le gouvernail sont
brisés… »
— Brisés ?
— Oui ! brisés par la dent du monstre. C’est la seule
avarie, je pense, que l’Abraham-Lincoln ait éprouvée.
Mais, circonstance fâcheuse pour nous, il ne gouverne plus.
— Alors, nous sommes perdus !
— Peut-être, répondit tranquillement Conseil. Cependant, nous
avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on
fait bien des choses ! »
L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus
vigoureusement ; mais, gêné par mes vêtements qui me serraient
comme un chape de plomb, j’éprouvais une extrême difficulté à me
soutenir. Conseil s’en aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une incision »,
dit-il.
Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de
haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en débarrassa lestement,
tandis que je nageais pour tous deux.
A mon tour, je rendis le même service à Conseil, et nous
continuâmes de « naviguer » l’un près de l’autre.
Cependant, la situation n’en était pas moins terrible. Peut-être
notre disparition n’avait-elle pas été remarquée, et l’eût-elle
été, la frégate ne pouvait revenir sous le vent à nous, étant
démontée de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses
embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothèse et fit son plan
en conséquence. Étonnante nature ! Ce phlegmatique garçon
était là comme chez lui !
Il fut donc décidé que notre seule chance de salut étant d’être
recueillis par les embarcations de l’Abraham-Lincoln, nous
devions nous organiser de manière a les attendre le plus longtemps
possible. Je résolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les
épuiser simultanément, et voici ce qui fut convenu : pendant que
l’un de nous, étendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras
croisés, les jambes allongées, l’autre nagerait et le pousserait en
avant. Ce rôle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix
minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant
quelques heures, et peut-être jusqu’au lever du jour.
Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enraciné au
cœur de l’homme ! Puis, nous étions deux. Enfin je l’affirme
bien que cela paraisse improbable -, si je cherchais à détruire en
moi toute illusion, si je voulais « désespérer », je ne le pouvais
pas !
La collision de la frégate et du cétacé s’était produite vers
onze heures du soir environ.
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