Adolphe

 

 

 

Benjamin Constant

 

 

Adolphe

 

Anecdote trouvée dans les papiers

d’un inconnu

 

 

 

 

Sur la couverture, Isabelle Adjani, dans « Adolphe » de Benoît Jacquot, film tourné en 2002, d’après l’œuvre de Benjamin Constant.

 

 

 

 

 

Adolphe

 

 

Édition de référence :

Paris, Garnier Frères, Libraires, 1849.

Préface de la troisième édition

 

Ce n’est pas sans quelque hésitation que j’ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu’on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu’introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d’additions et d’interpolations auxquelles je n’aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l’unique pensée de convaincre deux ou trois amis réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d’intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j’ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m’ont pas semblé sans une certaine utilité. J’ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu’ils ne le sont. À distance, l’image de la douleur qu’on impose paraît vague et confuse, telle qu’un nuage facile à traverser ; on est encouragé par l’approbation d’une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s’y trouve pas. On pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l’angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d’une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l’être à part du reste du monde, s’étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer, on sent alors qu’il y a quelque chose de sacré dans le cœur qui souffre, parce qu’il aime ; on découvre combien sont profondes les racines de l’affection qu’on croyait inspirer sans la partager : et si l’on surmonte ce qu’on appelle la faiblesse, c’est en détruisant en soi-même tout ce qu’on a de généreux, en déchirant tout ce qu’on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu’on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté ; et l’on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti par ce triste succès.

Tel a été le tableau que j’ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j’ai réussi ; ce qui me ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c’est que presque tous ceux de mes lecteurs que j’ai rencontrés m’ont parlé d’eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu’à travers les regrets qu’ils montraient de toutes les douleurs qu’ils avaient causées perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité ; ils aimaient à se peindre, comme ayant, de même qu’Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu’ils avaient inspirées, et victimes de l’amour immense qu’on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur conscience eût pu rester en repos.

Quoi qu’il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m’est devenu fort indifférent ; je n’attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l’a probablement oublié, si tant est que jamais il l’ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n’en serais pas responsable.

Avis de l’éditeur

 

Je parcourais l’Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordement du Neto ; il y avait dans la même auberge un étranger qui se trouvait forcé d’y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste. Il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. « Il m’est égal, me répondit-il, d’être ici ou ailleurs. » Notre hôte, qui avait causé avec un domestique napolitain qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu’il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d’une manière suivie ; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait les journées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.

Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis de partir, cet étranger tomba très malade. L’humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n’y avait à Cerenza qu’un chirurgien de village ; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. « Ce n’est pas la peine, me dit l’étranger ; l’homme que voilà est précisément ce qu’il me faut. » Il avait raison, peut-être plus qu’il ne pensait, car cet homme le guérit. « Je ne vous croyais pas si habile », lui dit-il avec une sorte d’humeur en le congédiant ; puis il me remercia de mes soins, et il partit.

Plusieurs mois après, je reçus, à Naples, une lettre de l’hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l’étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L’aubergiste qui me l’envoyait se croyait sûr qu’elle appartenait à l’un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femme et un cahier contenant l’anecdote ou l’histoire qu’on va lire. L’étranger, propriétaire de ces effets, ne m’avait laissé, en me quittant, aucun moyen de lui écrire ; je les conservais depuis dix ans, incertain de l’usage que je devais en faire, lorsqu’en ayant parlé par hasard à quelques personnes dans une ville d’Allemagne, l’une d’entre elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j’étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j’ai placée à la fin de cette histoire, parce qu’elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l’histoire elle-même.

Cette lettre m’a décidé à la publication actuelle, en me donnant la certitude qu’elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n’ai pas changé un mot à l’original ; la suppression même des noms propres ne vient pas de moi : ils n’étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.

I

 

Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l’université de Gottingue. – L’intention de mon père, ministre de l’électeur de ***, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l’Europe. Il voulait ensuite m’appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J’avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d’une vie très dissipée, des succès qui m’avaient distingué de mes compagnons d’étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement fort exagérées.

Ces espérances l’avaient rendu très indulgent pour beaucoup de fautes que j’avais commises. Il ne m’avait jamais laissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu, mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que tendre.