Albert Nobbs

:

George Moore




Albert Nobbs

Traduit de l’anglais (Irlande) par Natalie Beunat





:

I

Chaque fois, Alec, que nous allions à Dublin dans les années 1860, nous descendions à l’hôtel Morrison, une maison familiale située au coin de Dawson Street et fréquentée par une clientèle dequalité venant d’un peu partout en Irlande. Mon père réglait sa note tous les six mois, du moins quand il était en mesure de le faire, ce qui n’était pas si fréquent car les écuries de courses et les élections se succédant les unes après les autres, Moore Hall n’était pas ce que vous pourriez définir comme croulant sous l’opulence. Maintenant que j’y repense, je garde de l’hôtel Morrison un souvenir presque aussi intact que celui de Moore Hall. La porte d’entrée débouchait sur un petit corridor où une demi-douzaine de marches conduisait à la réception. De là, malgré la pénombre, on apercevait les portes vitrées de la salle de restaurant, et face au visiteur s’élevait une imposante cage d’escalier menant au second palier. À mi-chemin de la montée se trouvait le puits. Je ne sais pas s’il est correct de parler d’un puits pour une cage d’escalier, mais c’est ce à quoi il me faisait penser. Gravée dans ma mémoire, il y avait cette obsession m’interdisant de grimper sur la rampe d’escalier – une chose dont je rêvais pourtant – car j’étais effrayé à l’idée d’y monter à califourchon, d’être déséquilibré et de chuter d’en haut jusqu’au rez-de-chaussée. Il n’y avait là rien pour me retenir sauf quelques lampes à gaz. Je crois que les deux longs couloirs menaient à d’autres escaliers, plus petits, mais je n’en ai jamais emprunté aucun de peur de m’égarer. L’hôtel Morrison était une énorme bâtisse avec çà et là une multitude de passages et des volées de marches dans toutes sortes de recoins bizarres par lesquels les clients regagnaient leurs appartements. Je faisais surtout attention à bien retenir le trajet pour rejoindre nos chambres au deuxième étage. Nous étions toujours logés au second, dans une suite comportant un petit salon qui donnait sur College Green1. Je me souviens davantage des deux baies vitrées, de leurs rideaux en dentelle et de leurs doubles rideaux, que des couloirs de l’hôtel, et plus encore que le souvenir des fenêtres, je me revois en train d’observer par le carreau le défilé des charrettes àcharbon. La clochette accrochée au collier du cheval carillonnait tout du long tandis que le charbonnier, assis jambes pendantes sur son chargement, conduisait sa carriole dans le sens inverse de la circulation en scrutant les fenêtres dans l’espoir d’une commande à glaner. Ces charrettes à charbon étaient tirées par des chevaux altiers trottant à un rythme aussi alerte que celui de notre propre attelage.

Je vous raconte tout cela pour le simple plaisir de la nostalgie. Je revois le petit salon, avec moi dans cette pièce, aussi sûrement que je peux distinguer ces montagnes au loin, et d’une certaine façon avec davantage de netteté, et je revois aussi le majordome qui s’occupait de nous quoique moins clairement que je vous vois, vous, Alec. Mais j’ai une meilleure perception de lui, si vous comprenez ce que j’entends par là, et jusqu’à aujourd’hui, je me souviens comment je sursautais quand il surgissait dans mon dos, me tirant de ma rêverie sur la vie du charbonnier – et si j’ai oublié les paroles qu’il prononçait, je me rappelle parfaitement du timbre aigu de sa voix. Il avait toujours l’air de se moquer de moi, et son sourire découvrait de grandes dents jaunes ; d’ailleurs j’avais la hantise d’ouvrir la porte du petit salon car j’étais certain de le trouver derrière, attendant sur le palier, une serviette jetée sur son épaule droite. Je crois que je craignais qu’il ne me soulève de terre pour m’embrasser. Puisque toute l’histoire que je m’apprête à vous raconter tourne autour de lui, jeferais mieux de vous le décrire plus en détail. Je dirais de lui qu’il était grand, décharné, avec de larges hanches et un long cou maigre. C’était son cou qui m’effrayait plus que tout, à moins que ce ne fût son nez proéminent ou ses petits yeux mélancoliques bleu clair, enfoncés dans leurs orbites. Il était vieux, mais je ne pourrais estimer son âge car pour un enfant, tous les adultes vous paraissent vieux. C’était la créature la plus laide que j’avais rencontrée en dehors des contes de fées, et je priais pour ne pas rester seul dans le petit salon. Je suis sûr d’avoir souvent imploré mon père et ma mère de louer une autre suite, ce qu’ils n’ont jamais fait car ils aimaient bien Albert Nobbs. Tous les autres clients l’aimaient bien, tout comme la propriétaire, et c’était bien la moindre des choses car il était le serveur le plus fiable de l’hôtel. Jamais il ne fréquentait les tavernes ni ne serait rentré en empestant le whisky et le tabac, et surtout, il ne badinait pas avec les femmes de chambre. D’ailleurs, on n’avait jamais vu quelqu’un raconter qu’il avait croisé Albert à l’extérieur avec l’une d’elles – drôle de bonhomme ressemblant à un lutin en compagnie duquel elles pourraient ne pas apprécier d’être vues, même si cela leur paraissait bizarre qu’il ne leur ait jamais proposé de sorties. J’avais entendu le portier de l’hôtel déclarer qu’il était étonnant qu’un homme n’ait aucun plaisir dans la vie en dehors de son travail.