Il ne demandait jamais de congés, et lorsque Mme Baker l’encourageait à se rendre aux bains de mer, il essayait de se trouver une excuse pour ne pas y aller, évoquant la venue prochaine des Blake, des Joyce et des Ruttledge, prétendant qu’il n’aimait pas être absent lors de leur séjour tellement ils étaient habitués à lui et lui à eux. Une bien étrange vie en fait, et mystérieuse avec ça, bien que chaque heure vécue, il l’ait passée en leur présence si l’on exceptait le temps de sommeil, pas bien long vu qu’il n’était pas un gros dormeur. Du matin jusqu’au moment où il allait se coucher, ils l’avaient sous les yeux, montant et descendant l’escalier, une serviette sur l’avant-bras, recevant ses instructions avec allégresse comme si un ordre était aussi agréable à recevoir qu’un pourboire d’une demi-couronne, et toujours d’humeur gaie. Il faisait amende honorable de son manque d’intérêt pour autrui par son empressement à rendre service. Personne ne l’avait jamais entendu refuser une chose qui lui était demandée, ni même chercher une excuse pour justifier son incapacité à s’exécuter. En réalité, son empressement à rendre service était si célèbre dans l’hôtel que Mme Baker (qui en était la propriétaire à l’époque) put difficilement en croire ses oreilles ce soir-là lorsqu’il se mit à bafouiller un argument, puis un autre, pour étayer son refus de partager son lit avec Hubert Page, alors qu’elle venait de lui expliquer que sa chambre était l’unique solution pour Page de ne pas dormir dehors. Tous les autres employés étaient des hommes mariés qui regagnaient leur domicile après leur travail. Voyez-vous, Alec, nous étions en pleine période de Punchestown2 et les lits devenaient aussi rares à Dublin cette semaine-là que des diamants sur les coteaux du mont Croagh Patrick.

« Mais vous ne m’avez pas encore dit qui était ce Page » remarqua soudain Alec avec un brin de reproche. « J’y viens » lui répondis-je. Hubert Page était un peintre en bâtiment que Mme Baker connaissait et appréciait. Chaque année, il venait à l’hôtel Morrison pour la saison et il y était bien accueilli. Il avait de si bonnes manières que l’on en oubliait les odeurs de peinture. Il ne serait pas exagéré de dire que lorsque Hubert Page avait achevé son travail, chacun dans l’établissement, quel que soit son sexe, regrettait de ne plus profiter des allées et venues de ce jeune homme charmant, vêtu de son costume en drap de lin et d’un long manteau ample retenu par de gros boutons en os. Il vaquait à ses occupations, et dans des va-et-vient le long des couloirs, avec cette démarche indolente comme s’il flânait, mais qui n’en était pas moins exquise à regarder – oui, un jeune homme qui aurait paru préférable à la plupart des autres hommes si un homme était dans l’obligation de partager son lit – et pourtant le seul apparemment auprès duquel Albert Nobbs ne pouvait supporter de dormir, une aversion que Mme Baker avait bien du mal à comprendre. Elle resta ainsi à dévisager son majordome gêné qui s’embrouillait dans ses explications à refuser de partager son lit avec Hubert Page. « Je suppose que vous comprenez parfaitement, dit-elle, que Page doit prendre le premier train demain pour Belfast, et qu’il est venu nous demander de l’héberger car il n’y a plus de chambre dans l’hôtel où il travaille ? » Albert lui répondit qu’il avait parfaitement saisi la situation, mais il pensait que… Et de nouveau, il s’emmêla dans ses phrases. « Bon, qu’essayez-vous de me dire ? » s’enquit Mme Baker d’un ton cinglant. « Mon matelas est tout bosselé » répondit Albert. « Comment ça, tout bosselé ! s’insurgea la propriétaire, ben voyons ! Votre matelas a été repiqué et la laine recardée il y a six mois, et il nous est revenu comme neuf ! Aussi moelleux que n’importe quel matelas de notre hôtel. Qu’êtes-vous en train de me raconter ? » « C’est ainsi, marmonna Albert, c’est ainsi madame. » Et il trouva immédiatement une seconde excuse : il avait le sommeil très léger et n’avait jamais dormi aux côtés de quelqu’un auparavant. Il était certain de ne pas fermer l’œil de la nuit. Non pas qu’il fût tant ennuyé que ça, mais son insomnie risquait de tenir éveillé M. Page. « Je pense, Madame Baker, que M. Page se reposerait davantage sur un des sofas de la salle à manger plutôt que dans mon lit. » Cette dernière répéta avec agacement : « M. Page se reposerait davantage sur un des sofas de la salle à manger ? Je ne vous comprends pas le moins du monde. » Et elle contempla les deux hommes si différents qui lui faisaient face. « M’dame, intervint le peintre, je ne voudrais pas déranger M. Nobbs en lui imposant ma présence. La nuit est belle, une promenade énergique me gardera au chaud et puis mon train part aux aurores. » « C’est absolument hors de question, Page » répondit-elle. Constatant que Mme Baker était à présent très fâchée, Albert pensa qu’il était temps de céder, et sans plus de cérémonie il leur assura qu’il serait ravi de partager son lit avec M. Page. « Je le savais bien ! » s’exclama Mme Baker. Mais il ajouta : « J’ai le sommeil léger. » « Albert, vous nous l’avez déjà dit ! » « Bien entendu, si M. Page accepte de dormir à mes côtés, continua Albert, j’en serais honoré. » « Si M. Nobbs ne souhaite pas ma compagnie, je pourrais… » « Ne prononcez plus un mot, lui chuchota Albert, vous allez juste réussir à la mettre en colère contre moi. Montez tout de suite, ça ira bien ; venez. »

« Bonne nuit, M’dame, et j’espère… » « Il n’y a point de dérangement, Page, d’aucune sorte » insista Mme Baker.