« Vous voulez dire qu’à l’avenir, vous sortirez avec Joe Mackins » se lamenta Albert. « Ça, ça me regarde. » Ils étaient arrivés près du portail à l’extrémité du champ, ensuite il fallait traverser une haie, puis un bosquet. Le petit sentier qu’ils suivaient était si rempli de souvenirs vivaces qu’Albert ne pouvait croire qu’il s’agissait de la dernière fois. Elle supplia Helen de revenir sur sa décision de ne plus jamais se promener en sa compagnie.



Le tramway était presque vide et elles s’assirent au fond, Albert à côté d’Helen, l’implorant de ne pas le quitter. « Si j’ai agi si stupidement aujourd’hui, c’est que je n’en peux plus de mon travail à l’hôtel. Je serai différent lorsque nous arriverons à Lisdoonvarna3, nous avons tous les deux besoin de changer d’air. Rien de tel que ses eaux bénéfiques et les falaises de Clare pour redonner de l’entrain à un homme. Vous serez différente et moi aussi. Tout sera différent. Ne dites pas non, Helen. J’attends avec impatience cette semaine à Lisdoonvarna. » Albert détailla avec insistance les dépenses qu’elle avait déjà engagées concernant le meublé – il fallait s’acquitter du solde – et puis, il y avait ce nouveau costume qui venait d’être livré de chez le tailleur. « Je suis impatient de le porter, et aussi de me promener avec vous, de contempler les vagues s’écraser au pied des falaises avec, d’après ce qu’on m’a raconté, des champs verdoyants tout autour. Nous pourrons admirer les bateaux au loin en rêvant à leur destination. J’ai acheté trois nouvelles cravates et quelques chemises, alors à quoi cela me servira si vous ne venez pas à Lisdoonvarna avec moi ? Le meublé devra être réglé quoi qu’il arrive, c’est une grosse somme car j’ai prévenu dans ma lettre que nous voudrions deux chambres. Mais il n’y a peut-être besoin qued’une chambre. Mais peut-être ne devrais-je plus parler de la sorte. » « Oh oui, ne me parlez plus de Lisdoonvarna. Je ne vais pas aller avec vous à Lisdoonvarna » martela Helen. « Mais que va devenir le chapeau que j’ai commandé pour vous ? Celui avec la grande plume ? Et les bas et les chaussures que je vous ai achetés. Dites-moi, que vais-je en faire ? Et les gants ? Oh quel gâchis d’argent… J’ai le cœur brisé. Et que ferai-je du chapeau ? » Helen ne répondit pas de suite, puis elle déclara « Vous n’aurez qu’à me le donner. » « Et les bas ? » « Oui, laissez-les moi. » « Et les chaussures ? » « Oui, vous pouvez me laisser les chaussures aussi. » « Cependant, vous refusez de m’accompagner à Lisdoonvarna ? » « Je ne partirai pas avec vous à Lisdoonvarna. » « Mais vous acceptez mes cadeaux ? » « C’était pour vous faire plaisir que j’ai dit que je les prendrais parce que je me disais que vous seriez heureux de savoir qu’ainsi ils ne seraient pas perdus. » « Pas perdus ? répéta Albert. Vous les porterez quand vous sortirez avec Joe Mackins. » « Oh zut, gardez-les vos cadeaux ! » Puis leur dispute prit une tournure autre et se poursuivit jusqu’à leur descente du tramway en haut de Dawson Street. Albert continua de plaider sa cause tout le long de la rue et lorsqu’elles ne furent plus qu’à une vingtaine de mètres de l’hôtel, et qu’Albert comprit enfin qu’Helen serait pour toujours dans les bras de Joe Mackins, elle la supplia de ne pas l’abandonner. « Nous ne pouvons pas nous quitter comme ça, pleura-t-elle. Allons marcher le long de Nassau Street jusqu’à Clare Street pour discuter et ne pas prendre de décision hâtive. Voyez-vous, j’avais l’ambition de vous amener jusqu’à la gare de Broadstone, et de là, prendre un train qui nous conduirait à la campagne, dans un endroit que nous n’avons jamais vu, avec des falaises, et le coucher de soleil sur ces falaises. » « Vous m’avez déjà dit tout ça, et je ne viens pas à Lisdoonvarna avec vous, rétorqua Helen. Et si c’est tout ce que vous aviez à me dire, nous aurions pu tout aussi bien rentrer à l’hôtel. » « Mais il y a autre chose, Helen. Je ne vous ai encore rien raconté au sujet du magasin. » « Oh si, vous m’avez dit tout ce qu’il y avait à en dire. Vous m’en avez parlé pendant ces trois derniers mois. » « Mais Helen, c’est juste hier que j’ai reçu cette lettre indiquant qu’ils avaient une autre offre pour le magasin, et qu’ils ne me laissaient que jusqu’à lundi matin pour me décider. Si d’ici là, je ne signe pas la promesse de vente, alors nous le perdrons. » « Comment pouvez-vous être certain, demanda Helen, que ce commerce marchera ? Beaucoup de boutiques sont pleines de promesse au début avant de péricliter jusqu’à ne même plus avoir un seul client par jour. » « Notre magasin ne subira pas ce sort, je le sais. » Et Albert se lança dans une évaluation de la clientèle qu’il susciterait dans le quartier et la possibilité de la développer davantage. « Nous serions en mesure de réussir notre coup avec ce magasin, les gens viendraient nous voir, prendraient le thé avec nous dans le petit salon du fond, et ils envieraient notre chance.