Lorsque Helen lui demanda à quoi il pensait, Albert se lança : « À vous, ma douce, et aussi combien il est agréable d’être assis à vos côtés. » Le silence retomba après cette phrase, car si Albert souhaitait continuer, sa langue, elle, ne le voulait pas. Sa langue pâteuse provoquait une sensation d’étouffement, et le silence sembla durer des heures. Enfin, la voix d’un gars s’éleva : « Je vérifierai s’il y a de la dentelle sur ta commode. » Et la fille de rétorquer : « Tu ne le feras pas ! » « Ces deux-là ont l’air de bien s’amuser » commenta Helen. Sa remarque tombait à pic, et elle espérait ainsi encourager Albert à continuer sa cour. Pour sa part, Albert considéra la remarque comme tombant à pic, et elle voulut lui demander s’il y avait de la dentelle sur toutes les commodes de femmes. Albert réfléchit à une réponse qui la conduirait à lui déclarer quel était son sexe. Mais les mots « cela fait si longtemps que je n’en ai plus portée » moururent sur ses lèvres, et à la place, elle parla de la Dodder : « Quel dommage que cette rivière ne coule pas près du Morrison. » « Où la verriez-vous couler ? Le long de Sackville Street pour se jeter dans la Liffey ?2 répondit Helen. Nous pourrions nous allonger, être comme larrons en foire, sans espace pour bouger, ou bien nous pourrions être incapables de nous parler sans qu’on entende notre conversation. » « Je suppose que vous avez raison » répondit Albert, et elle était si angoissée qu’elle ajouta : « Nous devons être de retour à onze heures et il nous faut une heure pour y retourner. » « Nous pouvons rentrer tout de suite si vous voulez » déclara Helen, contrariée. Albert s’excusa en espérant que quelque chose la tirerait de ce mauvais pas, et tout ce qu’elle trouva à dire fut de présenter l’hôtel Morrison comme une maison comportant plein d’avantages pour son personnel. Pourtant Helen ne releva pas. Elle a l’air d’être de plus en plus fâchée, se dit Albert, et elle posa la question, presque par désespoir, de savoir si la Dodder était une aussi jolie rivière tout le long jusqu’à la mer. Se souvenant d’une promenade avec Joe, Helen répondit « Il y a des bois jusqu’à Dartry – les usines de teintures de Dartry, vous connaissez ? Mais je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de jolis endroits à voir. Vous voyez où se trouve Ring’s End, n’est-ce pas ? » Albert déclara qu’il y avait été une fois, et Helen renchérit en évoquant un énorme trois-mâts qu’elle allait contempler à quai le dimanche. « Vous vous y rendiez avec Joe Mackins, n’est-ce pas ? » « Eh bien, qu’est-ce que ça peut faire ? » « Seulement ceci, répondit Albert, je ne crois pas qu’il soit normal pour une jeune femme d’entretenir une relation avec deux hommes en même temps, et je pensais… » « Justement, que pensez-vous ? » « Que vous ne me traitez pas si bien que ça… » « Ah oui ? Vous savez bien que nous sortons ensemble depuis trois mois, et il ne me semble pas naturel de ne faire que se parler sans jamais glisser un bras autour de la taille d’une fille. » « Je suppose que Joe n’est pas comme moi, n’est-ce pas ? » Helen eut un petit rire méprisant, mais Albert poursuivit : « N’est-ce pas normal d’embrasser celui que l’on va épouser ? » « C’est la première fois que vous abordez la question du mariage. » « Mais je croyais qu’il y avait toujours eu entre nous une compréhension tacite, et c’est maintenant que je peux vous dire ce que j’ai à vous offrir. » Les mots avaient été choisis avec soin. « Racontez-moi alors » l’encouragea Helen. Ses yeux et le timbre de sa voix trahissaient sa cupidité, mais Albert continua comme si de rien n’était et lui dévoila ses plans, se perdant dans des détails qui ennuyèrent Helen dont les pensées revenaient à son dilemme premier : refuser l’offre d’Albert ou rompre avec Joe. Qu’elle soit obligée d’accepter l’une ou l’autre possibilité ne lui plaisait pas. « Tout ce que vous avez dit sur le magasin est bien, mais ce n’est pas un grand compliment fait à une femme. » « Quoi, lui proposer le mariage ? » s’exclama Albert. « Eh bien, non, pas si vous ne l’avez d’abord embrassée. » « Ne parlez pas si fort, chuchota Albert, je suis sûre que ce couple a entendu ce que vous disiez car ils s’éloignent en riant. » « Je me fiche de savoir si les gens rient ou pleurent. Vous ne voulez pas m’embrasser, n’est-ce pas ? Et moi je ne veux pas épouser un homme qui n’est pas amoureux de moi. » « Mais je veux vous embrasser » répondit Albert. Et il se pencha pour déposer deux baisers sur ses joues. « Maintenant vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas embrassée, n’est-ce pas ? » « Vous n’appelez pas ça embrasser, dites-moi ? » « Mais comment souhaitez-vous, Helen, que je vous embrasse ? » « Mais vous êtes d’une innocence ! » Et elle embrassa Albert presque avec rancune. « Helen, laissez-moi, je ne suis pas habitué à de tels baisers. » « Parce que vous n’êtes pas amoureux » répondit-elle. « Amoureux ? répéta Albert. J’aimais beaucoup ma vieille nourrice mais je n’ai jamais eu envie de l’embrasser de la sorte. » En entendant cela, Helen explosa de rire. « Ainsi, je suis pour vous dans la même catégorie que votre vieille nourrice ! Eh bien, après ça ! Venez, dit-elle, prenant Albert en pitié, dites-moi : êtes-vous oui ou non amoureux de moi ? » « Je vous aime beaucoup, Helen. » « Aimer beaucoup ? Les hommes qui sortaient avec moi étaient amoureux. » « Amoureux, répéta Albert, je suis sûr que je vous aime. » « J’aime que les hommes aient envie de moi. » « Mais Helen, ça c’est ce que font les animaux. » « Quel être insensé vous a mis ces stupidités dans la tête ? Je rentre. » Et elle se dirigea vers le sentier qui traversait les champs sur lesquels le soleil commençait à décliner. « Helen, vous n’êtes pas fâchée après moi ? » « Fâchée ? Non je ne le suis pas. Vous êtes un idiot, c’est tout. » « Mais si vous pensez que j’en suis un, pourquoi m’avoir accompagné ce soir et être venue vous asseoir sous ces arbres ? Et pourquoi avoir accepté ma compagnie durant ces trois derniers mois en sortant avec moi chaque semaine ? Vous ne m’avez pas toujours pris pour un idiot, n’est-ce pas ? » « Si » répondit-elle. Albert exigea alors de savoir pourquoi elle avait voulu sortir avec lui. « Oh, cessez de m’interroger sur mes raisons de ceci ou cela. » « Mais pourquoi avoir tout fait pour que je me mette à vous aimer ? » « Eh bien, qu’est-ce que ça peut faire ? Quant à sortir en promenade avec vous, vous n’aurez plus à vous en soucier ! » « Helen, vous n’êtes pas sérieuse quand vous dites que vous ne sortirez plus avec moi ? » « Bien sûr que si » dit-elle d’un ton maussade.