« Quelle est la cause de son chagrin ? »
demanda-t-elle au Griffon, le cœur plein de pitié. Et il répondit, presque dans
les mêmes termes qu’il avait déjà employés : « Tout cela, elle se
l’imagine : en réalité, elle n’a aucun motif de chagrin.
Viens ! »
Ils allèrent donc vers la Simili-Tortue, qui les regarda de ses grands yeux pleins
de larmes, sans souffler mot.
« Cette
jeune demoiselle qui est ici, expliqua le Griffon, voudrait que tu lui racontes
ton histoire, pour sûr.
– Je vais
la lui raconter, répondit la Simili-Tortue d’une voix caverneuse. Asseyez-vous
tous les deux, et ne prononcez pas une seule parole avant que j’aie
fini. »
Ils
s’assirent donc, et personne ne parla pendant quelques minutes. Alice
pensa : « Je ne vois pas comment elle pourra jamais finir si elle ne
commence pas. » Mais elle attendit patiemment.
« Autrefois,
dit enfin la Simili-Tortue en poussant un profond soupir, j’étais une vraie
Tortue ».
Ces paroles furent suivies d’un long silence, rompu seulement par un « Hjckrrh ! »
que poussait le Griffon de temps à autre, et par les lourds sanglots incessants
de la Simili-Tortue. Alice fut sur le point de se lever en disant :
« Je vous remercie, madame, de votre intéressante histoire », mais
elle ne put s’empêcher de penser qu’il devait sûrement y avoir une suite ;
c’est pourquoi elle resta assise sans bouger et sans souffler mot.
« Quand
nous étions petits, reprit finalement la Simili-Tortue d’une voix plus calme,
mais en poussant encore un léger sanglot de temps en temps, nous allions à
l’école dans la mer. La maîtresse était une vieille tortue de mer… nous
l’appelions la Tortue Grecque…
– Pourquoi
l’appeliez-vous la Tortue Grecque, puisque c’était une tortue de mer ?
demanda Alice. J’ai lu quelque part que la Tortue Grecque est une tortue d’eau
douce.
– Nous
l’appelions la Tortue Grecque parce qu’elle savait le grec, répondit la
Simili-Tortue avec colère. Vraiment, je te trouve bien bornée.
– Tu
devrais avoir honte de poser une question aussi simple », ajouta le
Griffon. Après quoi, tous deux restèrent assis en silence, les yeux fixés sur
la pauvre Alice qui aurait bien voulu disparaître sous terre. Enfin le Griffon
dit à la Simili-Tortue : « Reprends la suite, ma vieille ! Tâche
que cela ne dure pas toute la journée ! »
Et elle
continua en ces termes :
« Oui,
nous allions à l’école dans la mer, quoique cela puisse te paraître incroyable…
– Je n’ai
jamais dit cela ! s’exclama Alice en l’interrompant.
– Si fait,
tu l’as dit ! répliqua la Simili-Tortue.
–
Tais-toi ! » ajouta le Griffon, avant qu’Alice ait eu le temps de
placer un mot.
Après
quoi, la Simili-Tortue reprit la parole :
« Nous
recevions une excellente éducation ; en fait, nous allions à l’école tous
les jours…
– Moi
aussi, je suis allée dans un externat, intervint Alice. Vous n’avez pas besoin
d’être si fière pour si peu.
– Il y
avait des matières optionnelles supplémentaires, à ton école ? demanda la
Simili-Tortue d’un ton un peu anxieux.
– Oui,
nous apprenions le français et la musique.
– Et le
blanchissage ?
– Sûrement
pas ! répondit Alice avec indignation.
–
Ah ! dans ce cas, ton école n’était pas fameuse, déclara la Simili-Tortue
d’un ton extrêmement soulagé. Vois-tu, dans notre école à nous, il y avait, au
bas des factures : “Matières optionnelles : français, musique, et
blanchissage.”
– Vous ne
deviez guère en avoir besoin, fit observer Alice, puisque vous viviez au fond
de la mer.
– Je
n’avais pas les moyens de me payer les matières optionnelles, répondit la
Simili-Tortue en soupirant. Je ne suivais que les cours ordinaires.
– En quoi
consistaient-ils ?
– Pour
commencer, bien entendu, Rire et Médire ; puis, les différentes parties de
l’Arithmétique : Ambition, Distraction, Laidification et Dérision.
– Je n’ai
jamais entendu parler de la “Laidification”, se hasarda à dire Alice. Qu’est-ce
que cela peut bien être ? »
Le Griffon
leva ses deux pattes pour manifester sa surprise.
« Comment !
tu n’as jamais entendu parler de laidification ! s’exclama-t-il. Tu sais
ce que veut dire le verbe “embellir”, je suppose ?
– Oui,
répondit Alice, qui n’en était pas très sûre. Cela veut dire… rendre… quelque
chose… plus beau.
– En ce
cas, continua le Griffon, si tu ne sais pas ce que c’est que “laidifier”, tu es
une fieffée idiote. »
Ne se
sentant pas encouragée à poser d’autres questions à ce sujet, Alice se tourna
vers la Simili-Tortue, et lui demanda :
« Qu’est-ce
qu’on vous enseignait d’autre ?
– Eh bien,
il y avait l’Ivoire, répondit la Simili-Tortue en comptant sur ses pattes,
l’Ivoire Ancien et l’Ivoire Moderne, et la Mérographie. Puis, on nous apprenait
à Lésiner… Le professeur était un vieux congre qui venait une fois par
semaine : il nous apprenait à Lésiner, à Troquer, et à Feindre à la
Marelle.
– Comment
faisiez-vous cela : “Feindre à la Marelle”?
– Ma foi,
je ne peux pas te le dire, car je l’ai oublié. Quant au Griffon, il ne l’a
jamais appris.
– Pas eu
le temps, déclara le Griffon. Mais j’étudiais les classiques avec un vieux
professeur qu’était un vieux crabe.
– Je n’ai
jamais pu suivre ses cours, poursuivit la Simili-Tortue en soupirant. On disait
qu’il enseignait le Patin et la Greffe.
– Et
c’était bien vrai, oui, bien vrai », affirma le Griffon, en soupirant à
son tour.
Sur quoi
les deux créatures se cachèrent le visage dans les pattes.
« Et
combien d’heures de cours aviez-vous par jour ? » demanda Alice qui
avait hâte de changer de sujet de conversation.
– Dix
heures le premier jour, répondit la Simili-Tortue, neuf heures le lendemain, et
ainsi de suite en diminuant d’une heure par jour.
– Quelle
drôle de méthode ! s’exclama Alice.
– C’est
pour cette raison qu’on appelle cela des cours, fit observer le Griffon :
parce qu’ils deviennent chaque jour plus courts »
C’était là
une idée tout à fait nouvelle pour Alice, et elle y réfléchit un moment avant
de demander :
« Mais
alors, le onzième jour était un jour de congé ?
–
Naturellement, dit la Simili-Tortue.
– Et que
faisiez-vous le douzième jour ? continua Alice vivement.
– Cela
suffit pour les cours, déclara le Griffon d’une voix tranchante. Parle-lui un
peu des jeux à présent. »
Chapitre X - Le quadrille des homards
La Simili-Tortue poussa un profond soupir et s’essuya les yeux du revers d’une de
ses pattes. Elle regarda Alice et s’efforça de parler, mais, pendant une ou
deux minutes, les sanglots étouffèrent sa voix. « Pareil que si elle avait
une arête dans la gorge », dit le Griffon. Et il se mit en devoir de la
secouer et de lui taper dans le dos. Finalement, la Simili-Tortue retrouva la
parole, et tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues, elle reprit en ces
termes :
« Tu
n’as sans doute pas beaucoup vécu dans la mer…
– Non, en
effet, dit Alice.
–…et
peut-être que tu n’as jamais été présentée à un homard…
– J’ai
goûté une fois… commença Alice. Mais elle s’interrompit brusquement et
dit : Non, jamais
–… de
sorte que tu ne peux pas savoir combien le quadrille des homards est une chose
charmante !
–
Certainement pas, déclara Alice. Quel genre de danse cela peut-il bien
être ?
– Eh bien,
expliqua le Griffon, on commence par s’aligner sur un rang au bord de la mer…
– Sur deux
rangs ! s’écria la Simili-Tortue. Tous tant qu’on est : les phoques,
les tortues, le saumon, etc. Ensuite, quand on a déblayé le terrain des méduses
qui l’encombrent…
– Et cela,
cela prend généralement pas mal de temps, interrompit le Griffon.
–…on fait
deux pas en avant…
– Avec,
chacun, un homard pour cavalier ! s’écria le Griffon.
–
Naturellement ! Donc, on fait deux pas en avant vers son cavalier…
–…puis on
change de homard, et on fait deux pas en arrière, continua le Griffon.
– Après
cela, vois-tu, reprit la Simili-Tortue, on jette les…
– Les
homards ! » cria le Griffon, en bondissant très haut.
– … aussi
loin que possible dans la mer…
– On nage
à leur poursuite ! hurla le Griffon.
– On fait un
saut périlleux dans la mer ! vociféra la Simili-Tortue, tout en cabriolant
comme une folle.
– On
change de nouveau de homard ! brailla le Griffon.
– On
revient sur le rivage, et… et c’est tout pour la première figure », dit la
Simili-Tortue en baissant brusquement la voix.
Puis, les
deux créatures, qui n’avaient pas cessé de bondir dans toutes les directions
d’une manière désordonnée, se rassirent, très tristes et très calmes, et
regardèrent Alice.
« Cela
doit-être une très jolie danse, dit-elle, impressionnée.
– Veux-tu
qu’on te montre un peu comment cela se danse ? demanda la Simili-Tortue.
– J’en
serais ravie, répondit Alice.
– Essayons
la première figure ! dit la Simili-Tortue au Griffon. Après tout, on peut
très bien se passer de homards.
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