Qui va chanter ?

– Oh, chante, toi, répondit le Griffon. Moi j’ai oublié les paroles. »

Là-dessus, ils commencèrent gravement à danser en rond autour d’Alice, lui marchant de temps à autre sur les orteils quand ils passaient trop près d’elle, et battant la mesure avec leurs pattes de devant, tandis que la Simili-Tortue chantait ceci d’une voix lente et triste :

Le merlan dit à l’escargot : « Pourriez-vous vous presser un peu ?

Il y a un marsouin, juste derrière nous, qui me marche sur la queue.

Voyez avec quelle impatience les homards et les tortues s’avancent !

Ils attendent sur les galets… Voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

Vous n’avez pas la moindre idée du plaisir que cela peut faire

Lorsqu’on vous prend et qu’on vous jette, avec les homards à la mer ! »

L’escargot répondit : « Trop loin, trop loin ! et, le toisant avec méfiance,

Dit qu’il remerciait le merlan, mais qu’il ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas entrer dans la danse.

Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne voulait pas, ne pouvait pas, ne pouvait pas entrer dans la danse. »

Son écailleux ami lui répondit : Qu’importe la distance ?

Il y a un autre rivage, vous savez, une autre espérance.

Plus on s’éloigne de l’Angleterre, plus on s’approche de la France…

Ne pâlissez donc pas, bien-aimé escargot, entrez plutôt dans la danse.

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous entrer dans la danse ?

Voulez-vous, ne voulez-vous pas, voulez-vous, ne voulez-vous pas, ne voulez-vous pas entrer dans la danse ?

« Je vous remercie, c’est très intéressant à voir danser, déclara Alice, qui était tout heureuse que ce fût enfin terminé. J’aime énormément cette curieuse chanson du merlan !

– Oh, pour ce qui est des merlans, dit la Simili-Tortue, ils… Tu as déjà vu des merlans, naturellement ?

– Oui, répondit Alice, j’en ai vu souvent à déj… Elle s’interrompit brusquement.

– J’ignore où Déj peut bien se trouver, déclara la Simili-Tortue, mais si tu en as vu souvent, tu dois savoir comment ils sont faits.

– Il me semble bien que oui, répondit Alice, en réfléchissant. Ils ont la queue dans la bouche… et ils sont tout couverts de chapelure.

– Pour ce qui est de la chapelure, tu te trompes, fit observer la Simili-Tortue ; elle serait emportée par l’eau dans la mer. Mais il est exact qu’ils ont la queue dans la bouche ; et voici pourquoi… »

Elle se mit à bâiller et ferma les yeux :

« Explique-lui pourquoi, et raconte-lui tout le reste, dit-elle au Griffon.

– Voici pourquoi, reprit ce dernier. Ils ont voulu absolument aller danser avec les homards. En conséquence, ils ont été jetés à la mer. En conséquence, il a fallu qu’ils tombent très loin. En conséquence, ils se sont mis la queue dans la bouche aussi ferme que possible. En conséquence, ils n’ont pas pu la retirer. C’est tout.

– Je vous remercie, déclara Alice ; c’est vraiment très intéressant. Jamais je n’avais appris tant de choses sur les merlans.

– Si cela t’amuse, je peux t’en dire bien davantage, affirma le Griffon. Sais-tu à quoi servent les merlans ?

– Je ne me le suis jamais demandé. A quoi servent-ils ?

– Ils font les bottines et les souliers », déclara le Griffon avec la plus profonde gravité.

Alice fut complètement déconcertée.

« Ils font les bottines et les souliers ! » répéta-t-elle d’un ton stupéfait.

« Voyons, avec quoi fait-on tes chaussures d’été ? demanda le Griffon. Je veux dire : avec quoi les blanchit-on ? »

Alice réfléchit un moment avant de répondre :

« Je crois bien qu’on le fait avec du blanc d’Espagne.

– Bon ! dit le Griffon d’une voix grave. Eh bien, les chaussures, au fond de la mer, on les fait avec du blanc de merlan qui, tu ne l’ignores pas, est un poisson blanc !

– Et qui est-ce qui les fabrique ? demanda Alice d’un ton plein de curiosité.

– L’aiguille de mer et le requin-marteau, bien entendu, répondit le Griffon, non sans impatience ; la moindre crevette aurait pu te dire cela !

– Si j’avais été à la place du merlan, déclara Alice, qui pensait encore à la chanson, j’aurais dit au marsouin : “En arrière, s’il vous plaît ! Nous ne voulons pas être pressés ainsi par vous !”

– Ils étaient obligés de l’avoir avec eux, dit la Simili-Tortue ; aucun poisson doué de bon sens n’irait où que ce fût sans un marsouin.

– Vraiment ! s’exclama Alice d’un ton stupéfait.

– Bien sûr que non. Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : “Avec quel marsouin ?”

– N’est-ce pas un autre mot que « marsouin » que vous voulez dire ?

– Je veux dire ce que je dis», répliqua la Simili-Tortue d’un ton offensé. Et le Griffon ajouta : «Allons, à présent, c’est ton tour de nous raconter tes aventures.

– Je peux vous raconter les aventures qui me sont arrivées depuis ce matin, dit Alice assez timidement ; mais il est inutile que je remonte jusqu’à hier, car, alors, j’étais tout à fait différente de ce que je suis aujourd’hui…

– Explique-nous cela, demanda la Simili-Tortue.

– Non, non ! les aventures d’abord ! intervint le Griffon d’un ton impatient. Les explications prennent beaucoup trop de temps. »

Alice commença donc à leur raconter ses aventures à partir du moment où elle avait rencontré le Lapin Blanc. Au début, elle se sentit un peu intimidée, car les deux créatures, qui s’étaient mises contre elle, une de chaque côté, ouvraient de très grands yeux et une très grande bouche ; mais elle prit courage à mesure qu’elle avançait dans son récit. Ses auditeurs observèrent un silence complet, mais, lorsqu’elle arriva à sa rencontre avec la Chenille, lorsqu’elle eut raconté comment elle avait essayé de réciter : «Vous êtes vieux, Père William», et comment les mots étaient venus tout différents de ce qu’ils étaient en réalité, la Simili-Tortue respira profondément et dit :

« Voilà qui est bien curieux.

– Je n’ai jamais entendu rien d’aussi curieux, déclara le Griffon.

– C’est venu tout différent de ce que c’est en réalité !… répéta pensivement la Simili-Tortue. J’aimerais bien qu’elle me récite quelque chose. Dis-lui de commencer tout de suite, demanda-t-elle au Griffon, comme si elle croyait qu’il avait une autorité particulière sur Alice.

– Lève-toi et récite : “C’est la voix du flemmard” », ordonna-t-il.

« Comme ces créatures aiment vous commander et vous faire réciter des leçons ! pensa Alice. Vraiment, j’ai l’impression d’être en classe. »

Néanmoins, elle se leva et commença à réciter ; mais elle pensait tellement au Quadrille des Homards qu’elle ne savait plus trop ce qu’elle disait, et les paroles qu’elle prononça étaient vraiment très bizarres :

C’est la voix du homard, je l’entends déclarer

« Vous m’avez trop grillé, et pas assez sucré. »

Comme fait le canard, avec son nez rugueux,

Il astique sa pince et peigne ses cheveux.

Quand le sable est sec, il est gai comme un pinson,

Et parle du requin, méprisant, sur un de ces tons !

Mais quand monte le flot et que le squale est proche,

Sa voix n’est plus qu’un timide et tremblant reproche.

« C’est différent de ce que je récitais, moi, quand j’étais enfant, dit le Griffon.

– Quant à moi, je n’avais jamais entendu cela de ma vie, ajouta la Simili-Tortue, mais cela m’a tout l’air d’un ramassis de sottises. »

Alice resta silencieuse ; elle s’était assise, le visage enfoui dans les mains, et se demandait si les choses redeviendraient normales un jour ou l’autre.

« Je voudrais bien qu’on m’explique ces vers, demanda la Simili-Tortue.

– Elle en est bien incapable», dit vivement le Griffon. Récite-nous la prochaine strophe.

– Mais, voyons, insista la Tortue, comment pourrait-il bien faire pour peigner ses cheveux avec son nez ?

– Ce n’est qu’un simulacre faisant partie de la danse, répondit Alice qui, terriblement déconcertée par tout ceci, mourait d’envie de changer de sujet de conversation.

– Récite-nous la strophe suivante, répéta le Griffon avec impatience. Elle commence comme ceci : “En passant devant son jardin.”»

Alice n’osa pas désobéir, bien qu’elle fût certaine que tout irait de travers, et elle continua d’une voix tremblante :

En passant devant son jardin, je pus observer

Comment le Hibou et la Panthère se partageaient un pâté.

La Panthère prit la croûte, la viande et le jus

Tandis que le Hibou n’eut que l’assiette comme dû.

Une fois le plat terminé, le Hibou eu l’avantage

D’empocher la cuillère en guise de potage,

Tandis que la Panthère, dans un grondement,

Saisissait fourchette et couteau promptement…

– A quoi cela sert-il de répéter toutes ces sornettes», dit la Simili-Tortue en l’interrompant, si tu n’expliques pas au fur et à mesure ce qu’elles signifient ? Jamais de ma vie je n’ai entendu quelque chose d’aussi déconcertant !

– Oui, je crois que tu ferais mieux de t’arrêter », déclara le Griffon, et Alice ne fut que trop heureuse de suivre ce conseil.

« Veux-tu que nous essayions de danser une autre figure du Quadrille des Homards ? poursuivit-il. Ou bien aimerais-tu mieux que la Simili-Tortue te chante une chanson ?

– Oh, une chanson, je vous en prie, si la Simili-Tortue veut être assez gentille pour en chanter une », répondit Alice avec tant d’empressement que le Griffon grommela d’un ton légèrement, offensé : « Hum ! À chacun ses goûts ! Enfin, soit. Chante-lui : “Soupe à la Tortue”, veux-tu, ma vieille ? »

La Simili-Tortue poussa un profond soupir, et commença d’une voix entrecoupée de sanglots :

Belle Soupe, onctueuse, et odorante, et verte,

Qui reposes, brûlante, en la soupière ouverte,

Que ne donnerait-on pour avoir l'avantage

De te savourer, cher, délicieux potage !!

Belle Soupe, Soupe, Soupe, Soupe du soir !

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Sou…oupe, Sou…oupe, Sou…ou…oupe du soir !

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Belle Soupe, qui donc réclamerait poisson,

Viande, ou œufs, ou volaille, ou même venaison ?

Qui ne renoncerait pas à tout ça pour deux sous

D’une si admirable et délectable Sou-

pe ?, Sou…ou…oupe du soir !

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Sou…oupe, Sou…oupe, Sou…ou…oupe du soir !

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

« Répète le refrain ! » s’écria le Griffon et la Simili-Tortue avait commencé à le répéter, lorsqu’on entendit dans le lointain une voix qui clamait : « Le procès va s’ouvrir ! »

« Arrive ! » ordonna le Griffon et, prenant Alice par la main, il s’en alla en toute hâte, sans attendre la fin de la chanson.

« De quel procès s’agit-il ? » demanda Alice, toute haletante, sans cesser de courir ; mais le Griffon se contenta de répondre : « Arrive ! » en courant de plus belle, tandis que la brise portait jusqu’à eux ces paroles mélancoliques qui résonnaient de plus en plus faiblement :

Sou…oupe, Sou…oupe, Sou…ou…oupe du soir !

Bé…elle, bé…elle Sou…oupe!

Chapitre XI - Qui a dérobé les tartes ?

Lorsque Alice et le Griffon arrivèrent, le Roi et la Reine de Cœur étaient assis sur leur trône, au milieu d’une grande foule composée de toutes sortes de petits animaux et de petits oiseaux, ainsi que de toutes les figures du jeu de cartes. Devant eux se trouvait le Valet de Cœur, chargé de chaînes, gardé par deux soldats ; près du Roi, on voyait le Lapin Blanc qui tenait une trompette d’une main et un rouleau de parchemin de l’autre. Au centre exact de l’enceinte où siégeait le tribunal se trouvait une table couverte d’un grand plat de tartes : elles avaient l’air si bonnes qu’Alice eut très faim rien qu’à les regarder. « Je voudrais bien que le procès s’achève, se dit-elle, et qu’on fasse circuler les rafraîchissements ! » Mais il semblait n’y avoir guère de chance que son vœu se réalisât ; aussi commença-t-elle à regarder tout autour d’elle pour passer le temps.

Alice n’avait jamais pénétré dans une salle de tribunal, mais elle en avait lu diverses descriptions dans plusieurs livres et elle fut tout heureuse de constater qu’elle savait le nom de presque tout ce qui s’y trouvait. « Celui-là, c’est le juge, se dit-elle, puisqu’il porte une perruque. »

Il faut préciser que le juge n’était autre que le Roi. Comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque, il avait l’air très mal à l’aise, et cet attirail était totalement dépourvu d’élégance.

« Ah ! voici le banc du jury, pensa Alice, et ces douze créatures (elle était obligée d’employer le mot : “créature”, car, voyez-vous, il y avait à la fois des animaux et des oiseaux), je suppose que ce sont les jurés. » Elle se répéta ce dernier mot deux ou trois fois de suite, très fière de le savoir ; car elle pensait, à juste titre d’ailleurs, que très peu de petites filles de son âge en connaissaient la signification.