(Comme cela peut paraître difficile à comprendre, je vais vous
expliquer comment ils procédèrent : ils avaient un grand sac de toile dont
on fermait l’ouverture par des ficelles ; ils y fourrèrent le cochon d’Inde,
la tête la première, puis ils s’assirent dessus.)
«Je suis
bien contente d’avoir vu cela, pensa Alice. J’ai lu très souvent dans les
journaux, à la fin du compte rendu d’un procès : “Il y eut une tentative
d’applaudissement qui fut immédiatement étouffée par les huissiers”, mais,
jusqu’aujourd’hui, je n’avais jamais compris ce que cela voulait dire. »
« Si
c’est tout ce que vous savez de cette affaire, vous pouvez descendre, continua
le Roi.
– Je ne
peux pas aller plus bas, dit le Chapelier, je suis déjà sur le plancher.
– Alors,
vous pouvez vous asseoir », répliqua le Roi.
A ces
mots, le second cochon d’Inde applaudit, et fut aussitôt étouffé.
« Bon,
nous voilà débarrassés des cochons d’Inde ! pensa Alice. A présent, cela
va aller mieux. »
« Je
préférerais finir mon thé », répondit le Chapelier en jetant un regard
inquiet à la Reine qui était en train de lire la liste des chanteurs.
« Vous
pouvez vous retirer », dit le Roi.
Là-dessus
le Chapelier partit en toute hâte, sans même prendre la peine de remettre ses
souliers.
« …
et, dès qu’il sera dehors, coupez-lui la tête », ajouta la Reine à
l’adresse d’un des huissiers. Mais le Chapelier avait disparu avant même que
l’huissier fût arrivé à la porte.
« Appelez
le témoin suivant ! » ordonna le Roi.
Le témoin
suivant était la cuisinière de la Duchesse. Elle portait à la main sa boîte de
poivre, et Alice devina ce qui allait arriver, avant même qu’elle ne pénétrât
dans la salle, lorsque les gens qui se trouvaient près de la porte commencèrent
à éternuer tous à la fois.
« Faites
votre déposition, dit le Roi.
– Je
refuse », répliqua la cuisinière.
Le Roi
jeta un regard inquiet au Lapin Blanc qui murmura à son oreille :
« Il faut absolument que Votre Majesté fasse subir un
contre-interrogatoire à ce témoin. »
« Allons,
puisqu’il le faut !… » dit le Roi d’un ton mélancolique. Ensuite,
après avoir croisé les bras et froncé les sourcils à un point tel qu’on ne
voyait presque plus ses yeux, il demanda à la cuisinière d’une voix
caverneuse :
« Avec
quoi fait-on les tartes ?
– Avec du
poivre, presque toujours, répondit-elle.
– Avec de
la mélasse, murmura derrière elle une voix endormie.
– Prenez
ce Loir au collet ! hurla la Reine. Coupez la tête à ce Loir !
Expulsez-le ! Étouffez-le ! Pincez-le ! Coupez-lui les
moustaches ! »
Pendant
les quelques minutes nécessaires à l’expulsion du coupable, le plus grand
désordre régna dans la salle du Tribunal, et, quand tout le monde eut regagné
sa place, la cuisinière avait disparu.
« Peu
importe ! dit le Roi d’un air très soulagé. Appelez le témoin
suivant. » Et il ajouta à voix basse, à l’adresse de la Reine :
« Vraiment, ma chère amie, c’est à vous de faire subir un
contre-interrogatoire au témoin suivant. Cela me donne une telle migraine ! »
Alice
regardait le Lapin Blanc chercher nerveusement le suivant sur sa liste, très
curieuse de voir qui pouvait bien être le prochain témoin… « Car, jusqu’à
présent, ils n’ont pas beaucoup de preuves », se disait-elle. Imaginez sa
surprise, lorsque le Lapin Blanc cria très fort, de sa petite voix aiguë :
« Alice ! »
Chapitre XII - La déposition d'Alice
« Présente ! »
répondit Alice. Elle était si troublée qu’elle en oublia combien elle avait
grandi pendant les quelques dernières minutes, et elle se leva d’un bond, si
brusquement qu’elle renversa le banc des jurés avec le bas de sa jupe. Les
jurés dégringolèrent sur la tête des assistants placés au-dessous, puis ils
restèrent étalés les quatre fers en l’air, lui rappelant beaucoup les poissons
rouges d’un bocal qu’elle avait renversé par accident huit jours auparavant.
« Oh !
je vous demande bien pardon ! » s’exclama-t-elle d’une voix
consternée. Et elle se mit à relever les jurés aussi vite que possible, car
elle ne cessait de penser aux poissons rouges, et elle s’imaginait très
vaguement qu’il fallait les ramasser et les remettre sur leur banc sans perdre
une seconde, faute de quoi ils allaient mourir.
« Le
procès ne peut continuer, déclara le Roi d’un ton fort grave, avant que tous
les jurés ne soient remis exactement à leur place… Tous, sans exception »,
répéta-t-il en appuyant sur ces mots et en fixant Alice droit dans les yeux.
La
fillette regarda le banc des jurés. Elle vit que, dans sa précipitation, elle
avait remis le Lézard la tête en bas, et que la pauvre bête, incapable de se
tirer d’affaire toute seule, agitait mélancoliquement sa queue dans tous les
sens. Elle eut vite fait de le replacer dans une position normale :
« Bien que, pensa-t-elle, cela n’ait pas beaucoup d’importance ; je
ne crois pas qu’il puisse servir à grand-chose pour ce procès, dans un sens
comme dans l’autre. »
Dès que
les jurés furent un peu remis de leur émotion, dès qu’on eut retrouvé et qu’on
leur eut rendu leur crayon et leur ardoise, ils se mirent à rédiger en détail,
avec beaucoup d’application, l’histoire de leur accident ; tous sauf le
Lézard qui avait l’air trop accablé pour faire autre chose que rester assis, la
bouche grande ouverte, à regarder le plafond.
« Que
savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à Alice.
– Rien.
– Absolument
rien ? insista le Roi
–
Absolument rien.
– Voilà
une chose d’importance, déclara le Roi en se tournant vers les jurés.
Ceux-ci
s’apprêtaient à écrire sur leur ardoise lorsque le Lapin Blanc intervint :
« Votre Majesté a voulu dire : “sans importance”,
naturellement », dit-il d’un ton très respectueux, mais en fronçant les
sourcils et en faisant des grimaces.
« Sans
importance, naturellement, ai-je voulu dire », reprit vivement le Roi.
Après quoi, il se mit à répéter à voix basse pour lui tout seul :
« d’importance, sans importance, sans importance, d’importance »,
comme s’il essayait de trouver ce qui sonnait le mieux.
Certains
jurés notèrent : « d’importance », et d’autres :
« sans importance ». Alice s’en aperçut, car elle était assez près d’eux
pour lire sur leurs ardoises ; « mais, de toute façon, pensa-t-elle,
cela n’a pas la moindre importance. »
A ce
moment, le Roi, qui avait été pendant quelque temps fort occupé à griffonner
sur son carnet, cria : « Silence ! » et se mit à lire à haute
voix : « Article Quarante-Deux : Toute personne dépassant un
kilomètre de haut doit quitter le Tribunal. »
Chacun
regarda Alice.
« Moi,
je n’e fais pas un kilomètre de haut, dit Alice.
– Si fait,
affirma le Roi.
– Près de
deux kilomètres, ajouta la Reine.
– De toute
façon, je ne m’en irai pas, déclara Alice. D’ailleurs cet article ne fait pas
partie du code : vous venez de l’inventer à l’instant.
– C’est
l’article le plus ancien du code, dit le Roi.
– En ce
cas, il devrait porter le Numéro Un », fit observer Alice.
Le Roi
pâlit, et referma vivement son carnet.
«Délibérez
pour rendre votre verdict, ordonna-t-il aux jurés d’une voix basse et
tremblante.
– Plaise à
Votre Majesté, il y a encore d’autres preuves à examiner, dit le Lapin Blanc en
se levant d’un bond. On vient de trouver ce papier.
– Que
contient-il ? demanda la Reine.
– Je ne
l’ai pas encore ouvert, répondit le Lapin Blanc, mais cela ressemble à une
lettre, écrite par le prisonnier à… quelqu’un.
– Cela
doit être cela, dit le Roi. A moins que cette lettre n’ait été écrite à
personne, ce qui est plutôt rare, comme vous le savez.
– A qui
est-elle adressée ? demanda l’un des jurés.
– Elle
n’est adressée à personne, répondit le Lapin Blanc. En fait, il n’y a rien
d’écrit à l’extérieur. »
Il déplia
le papier tout en parlant, puis il ajouta :
« Après
tout, ce n’est pas une lettre ; c’est une pièce de vers.
– Ces vers
sont-ils de la main du prisonnier ? demanda un autre juré.
– Non,
répondit le Lapin Blanc ; et c’est bien ce qu’il y a de plus bizarre.
(Tous les jurés prirent un air déconcerté.)
– Il a dû
imiter l’écriture de quelqu’un, dit le Roi. (A ces mots, le visage des jurés se
dérida.)
– Plaise à
Votre Majesté, déclara le Valet de Cœur, je n’ai pas écrit ces vers, et
personne ne peut prouver que je les ai écrits : ils ne sont pas signés.
– Si vous
ne les avez pas signés, rétorqua le Roi, alors cela ne fait qu’aggraver votre
cas. Si vous n’aviez pas eu de mauvaises intentions, vous auriez signé de votre
nom, comme un honnête homme. »
A ces
mots, tout le monde se mit à applaudir, car c’était la seule chose vraiment
intelligente que le Roi eût dite depuis le début de la journée.
« Cela
prouve formellement sa culpabilité, déclara la Reine.
– Cela ne
prouve rien du tout ! s’exclama Alice. Allons donc ! vous ne savez
même pas de quoi il est question dans ces vers !
–
Lisez-les », ordonna le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes.
«Plaise à Votre Majesté, où dois-je commencer ? demanda-t-il.
– Commencez au commencement, dit le Roi d’un ton grave, et continuez jusqu’à ce
que vous arriviez à la fin ; ensuite, arrêtez-vous.
Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
« Ils prétendaient que vous aviez été à elle,
Et que de moi vous lui aviez parlé, à lui :
Elle a dit que j’avais un heureux caractère
Mais que je n’étais pas un nageur accompli.
Il leur
écrivit que je restais en arrière
(Et
nous n’ignorons pas que c’est la vérité) :
Si elle
veut aller jusqu’au bout de l’affaire,
Je me
demande ce qui pourra l’arrêter !
Je lui
en donnai une, ils m’en donnèrent deux,
Vous,
vous nous en donnâtes trois ou davantage ;
Mais
toutes cependant leur revinrent, à eux,
Bien
qu’on put contester l’équité du partage.
Si le
malheur, demain, voulait qu’elle ou que moi
Nous
fussions impliqués dans cette sombre affaire,
Vous
devriez faire en sorte qu’on les libère
Comme
nous fûmes, nous, libérés autrefois.
Mon
point de vue était que vous constituiez
(Dés
avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs)
Un
obstacle fâcheux venu s’interposer
Entre
nous et l’objet dont ces gens nous parlèrent.
Ne lui
avouez pas, à lui, qu’elle les aime
Car
tout ceci sans doute devait demeurer,
Du
reste des humains à jamais ignoré,
Un secret : un secret entre vous et moi-même. »
« C’est
la preuve la plus importante que nous ayons eue jusqu’ici, dit le Roi, en se
frottant les mains. En conséquence, que le jury…
– S’il y a
un seul juré capable d’expliquer ces vers, déclara Alice (elle avait tellement
grandi au cours des quelques dernières minutes qu’elle n’avait pas du tout peur
d’interrompre le Roi), je lui donnerai une pièce de dix sous. A mon avis, ils
n’ont absolument aucun sens. »
Tous les
jurés écrivirent sur leurs ardoises : « A son avis, ils n’ont
absolument aucun sens » mais nul d’entre eux n’essaya d’expliquer les
vers.
« S’ils
n’ont aucun sens, dit le Roi, cela nous évite beaucoup de mal, car nous n’avons
pas besoin d’en chercher un… Et pourtant, je me demande si c’est vrai,
continua-t-il, en étalant la feuille de papier sur ses genoux et en lisant les
vers d’un œil ; il me semble qu’ils veulent dire quelque chose, après
tout… Ainsi : …Mais que je n’étais pas un nageur accompli… Vous ne
savez pas nager, n’est-ce pas ? » demanda-t-il au Valet.
Celui-ci
secoua la tête tristement. « Ai-je l’air de quelqu’un qui sait
nager ? » dit-il. (Et il n’en avait certainement pas l’air, vu qu’il
était fait entièrement de carton.)
« Jusqu’ici,
tout concorde », déclara le Roi.
Puis, il
continua à lire les vers à voix basse :
« …Et
Nous n’ignorons pas que c’est la vérité… Il s’agit là des jurés,
naturellement… Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire… Mais
voyons, c’est clair, Elle, c’est la Reine. Je me demande ce qui
pourra l’arrêter !… On peut se le demander, en effet !… Je
leur en donnai une, ils m’en donnèrent deux… Eh bien, c’est sans doute ce
que l’accusé a du faire des tartes.
– Regardez
donc la suite : Mais toutes cependant leur revinrent à eux, fit
remarquer Alice.
– Bien
sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voix triomphante, en montrant du
doigt les tartes qui se trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le
jour. Quant à ceci : …dés avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs…
Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de nerfs, n’est-ce pas, ma chère
amie ? demanda-t-il à la Reine.
–
Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en jetant un encrier à
la tête du Lézard.
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