Je vois que j’ai oublié la clef ; alors j’arrache la clôture, dont les bambous volent en éclats avec un craquement… je bondis sur la bicyclette, et je m’élance sur ses traces… il faut que… il faut que je la rejoigne avant qu’elle ait atteint son automobile… il faut que je lui parle.

« La poussière de la route s’élève autour de moi… C’est maintenant seulement que je remarque combien longtemps j’ai dû rester immobile, là-haut… Alors… au détour de la forêt, tout de suite avant la résidence, je l’aperçois, se hâtant droit devant elle, accompagnée du boy… Mais elle aussi sans doute m’a vu, car la voilà qui parle au boy et qui, celui-ci restant en arrière, continue son chemin toute seule. Que veut-elle faire ? Pourquoi veut-elle être seule ?… Veut-elle me parler sans qu’il entende ?… Avec une fureur aveugle je pédale à toute allure… Soudain, quelque chose se met en travers de ma route… le boy… C’est à peine si j’ai le temps de faire dévier ma bicyclette… et me voilà par terre.

« Je me relève avec des jurons… Malgré moi, je lève le poing pour assommer le butor, mais il s’écarte de moi… Je redresse ma bicyclette pour y remonter, mais le drôle me vient au-devant, saisit la roue et s’écrie dans son anglais misérable : « You remain here ! »

« Vous n’avez pas vécu sous les tropiques… Vous ne savez pas quelle insolence c’est quand un Jaune, un coquin de cet acabit, saisit la bicyclette d’un Blanc, d’un “monsieur”, et lui ordonne, au “monsieur”, de rester là. Pour toute réponse, je lui envoie mon poing dans la figure. Il chancelle, mais il ne lâche pas ma roue… Ses yeux, ses yeux étroits et peureux, sont grand ouverts, dans une angoisse d’esclave… mais il tient mon guidon, le tient avec une fermeté diabolique… “You remain here !”, balbutie-t-il encore une fois. Par bonheur, je n’avais pas de revolver, sinon je l’aurais abattu. “Arrière, canaille !” fis-je seulement. Il me regarde plein d’humilité, mais ne lâche pas le guidon. Je lui donne encore un coup sur le crâne ; il ne lâche toujours pas. Alors la rage me prend… je vois qu’elle est déjà loin, qu’elle m’a peut-être échappé et je décoche au Jaune, sous le menton, un vrai coup de poing de boxeur… si bien qu’il va bouler. Maintenant je retrouve ma bicyclette… mais à peine suis-je dessus qu’elle se bloque… Dans la bagarre, la roue s’est tordue… Mes mains fiévreuses cherchent à la redresser… Je n’y réussis pas… Alors, je balance ma bicyclette en travers du chemin, à côté du coquin qui se relève tout sanglant et qui s’écarte… Et puis – non, vous ne pouvez pas vous rendre compte combien cela est ridicule, là-bas, aux yeux de tous, quand un Européen… Mais je ne savais plus ce que je faisais… je n’avais plus qu’une seule pensée : la suivre et la rejoindre… Je me mis à courir, à courir comme un fou, le long de la route, en passant devant les huttes où la canaille jaune se pressait, étonnée, pour voir un Blanc, un Monsieur, le Docteur courir.

« J’arrivai à la résidence trempé de sueur… Ma première question fut : “Où est l’auto… ?” Elle venait de démarrer… Les gens me regardent avec stupéfaction ; il doit leur sembler que j’ai perdu la raison, à me voir ainsi arriver mouillé et malpropre, et vociférant ma question avant même de m’arrêter… Là-bas, sur la route, je vois tourbillonner en blanc la fumée de l’auto… Elle a réussi… réussi, comme toute chose doit réussir à la dureté, à la dureté inflexible de ses calculs…

« Mais la fuite ne lui servira de rien… Sous les tropiques, rien ne reste secret parmi les Européens… tout le monde se connaît ; tout devient un événement… Ce n’est pas pour rien que son chauffeur est resté pendant une heure dans le bungalow du gouverneur… Au bout de quelques minutes, je sais tout… je sais qui elle est… qu’elle habite là-bas… disons dans la capitale, à huit heures de chemin de fer d’ici… que c’est… disons la femme d’un gros négociant, qu’elle est énormément riche, distinguée, une Anglaise… je sais que son mari est maintenant depuis cinq mois en Amérique et qu’il doit rentrer ces jours-ci pour l’emmener en Europe…

« Mais elle – et cette pensée me brûle les veines comme un poison – est sans doute enceinte de deux ou trois mois tout au plus… »

 

« Jusqu’à présent, j’ai pu encore vous faire tout comprendre… Peut-être tout bonnement parce que, jusqu’à ce moment-là, je me comprenais encore moi-même… et que, comme médecin, j’avais pu toujours établir un diagnostic de mon propre état. Mais à partir de ce moment, je fus saisi comme par la fièvre… Je perdis tout contrôle sur moi-même… ou plutôt je savais bien que tout ce que je faisais était insensé, mais je n’avais plus aucun pouvoir sur moi… Je ne me comprenais plus moi-même… Je ne faisais plus que courir droit devant moi, obsédé par mon but… D’ailleurs, attendez… peut-être, malgré tout, pourrai-je encore vous faire comprendre… Savez-vous ce que c’est que l’amok{17} ?

– Amok ?… je crois me souvenir… c’est une espèce d’ivresse chez les Malais…

– C’est plus que de l’ivresse… c’est de la folie, une sorte de rage humaine… une crise de monomanie meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer. Moi-même, au cours de mon séjour là-bas, j’ai étudié quelques cas – lorsqu’il s’agit des autres on est toujours perspicace et très positif –, mais sans que j’aie pu jamais découvrir l’effrayant secret de leur origine… C’est lié sans doute, d’une certaine façon, au climat, à cette atmosphère dense et étouffante qui oppresse les nerfs comme un orage, jusqu’à ce qu’ils craquent… Donc l’amok… oui, l’amok, voici ce que c’est : un Malais, n’importe quel brave homme plein de douceur, est en train de boire paisiblement son breuvage… il est là, apathiquement assis, indifférent et sans énergie… tout comme j’étais assis dans ma chambre… et soudain il bondit, saisit son poignard et se précipite dans la rue… il court tout droit devant lui, toujours devant lui, sans savoir où… Ce qui passe sur son chemin, homme ou animal, il l’abat avec son kris{18}, et l’odeur du sang le rend encore plus violent-Tandis qu’il court, la bave lui vient aux lèvres, il hurle comme un possédé… mais il court, court, court, ne regarde plus à gauche, ne regarde plus à droite, ne fait plus que courir avec un hurlement strident, en tenant dans cette course épouvantable, droit devant lui, son kris ensanglanté… Les gens des villages savent qu’aucune puissance au monde ne peut arrêter un amok… et quand ils le voient venir, ils vocifèrent, du plus loin qu’ils peuvent, en guise d’avertissement : “Amok ! Amok !” et tout s’enfuit… Mais lui, sans entendre, poursuit sa course ; il court sans entendre, il court sans voir, il assomme tout ce qu’il rencontre… jusqu’à ce qu’on l’abatte comme un chien enragé ou qu’il s’effondre, anéanti et tout écumant…

« Un jour, j’ai vu cela de la fenêtre de mon bungalow… c’était horrifiant… et c’est seulement parce que je l’ai vu, que je me comprends moi-même en ces heures-là… car c’est ainsi, exactement ainsi, avec ce regard terrible dirigé droit devant moi, sans rien voir ni à droite ni à gauche, sous l’empire de cette folie, que je me précipitai-derrière cette femme… Je ne sais plus comment je fis ; tout se déroula si furieusement, avec une rapidité tellement insensée… Dix minutes après… non cinq, non deux… je savais tout de cette femme : son nom, sa demeure, sa situation, et je retournais chez moi en grande vitesse sur une bicyclette empruntée hâtivement ; je jetais un complet dans une valise, je prenais de l’argent et je filais en voiture à la station de chemin de fer… je filais sans annoncer mon départ au chef de district… sans me faire remplacer, en laissant tout en plan et la maison ouverte à tout le monde… Les domestiques m’entouraient, les femmes s’étonnaient et me questionnaient ; je ne répondais pas, je ne me retournais pas… Je filais à la gare et roulais vers la ville par le premier train… En tout, une heure après l’entrée de cette femme dans ma maison, j’avais jeté toute mon existence par-dessus bord et je me précipitais dans le vide, comme un amok…

« Je courais droit devant moi, la tête la première… À six heures du soir, j’étais arrivé… à six heures dix, je me trouvais chez elle et me faisais annoncer… C’était, vous le comprenez, l’acte le plus insensé, le plus stupide que je pusse commettre… Mais l’amok court, le regard vide ; il ne voit pas où il se précipite… Au bout de quelques minutes, le domestique revint… disant, poli et froid, que Madame n’était pas bien et ne pouvait pas me recevoir…

« Je sortis en titubant… Une heure durant, je fis le tour de la maison, possédé par l’absurde espoir qu’elle viendrait peut-être me chercher… Puis je pris une chambre à l’hôtel de la plage et me fis monter deux bouteilles de whisky… Celles-ci et une double dose de véronal vinrent à mon aide… Je m’endormis enfin, et ce sommeil trouble et agité fut l’unique pause dans cette course entre vie et mort. »

 

La cloche du navire tinta. Deux coups pleins, dont la vibration se prolongea en tremblant dans la nappe d’air épais et quasi immobile, puis reflua sous la quille pour venir se joindre au bruissement incessant et léger accompagnant ce discours passionné. L’homme assis dans les ténèbres en face de moi devait avoir sursauté, effrayé ; sa voix se tut. De nouveau, j’entendis la main chercher en tâtonnant la bouteille, de nouveau léger bruit de gorgée. Puis, comme calmé, il reprit d’une voix plus ferme :

« Il m’est à peine possible de vous parler des heures qui suivirent. Aujourd’hui, je crois que j’avais alors la fièvre ; en tout cas, je me trouvais dans un état de surexcitation confinant à la folie – j’étais un amok, comme je vous le disais. Mais n’oubliez pas que j’arrivai le mardi soir, et le samedi – j’avais appris le fait entre-temps – son mari devait débarquer du paquebot P & O venant de Yokohama{19}. Il ne me restait donc plus que trois jours, trois malheureux jours pour prendre une décision et pour la secourir. Comprenez bien ceci : je savais que mon aide immédiate lui était nécessaire, et je ne pouvais pas lui adresser la parole. Et le besoin d’excuser ma conduite ridicule, ma folie furieuse, venait encore augmenter ma nervosité. Je savais combien chaque moment était précieux ; je savais que c’était pour elle une question de vie ou de mort, et je n’avais pourtant aucune possibilité de l’approcher ou de lui chuchoter un mot, de lui faire un signe, car précisément, ma conduite maladroite autant qu’insensée l’avait effrayée. C’était… oui, attendez… c’était comme si vous vous précipitiez derrière quelqu’un pour le prévenir contre un meurtrier et que ce quelqu’un, vous prenant vous-même pour le criminel, courût à sa perte de plus belle… Elle ne voyait en moi qu’un amok la poursuivant dans le dessein de l’humilier, mais moi… c’était là l’absurdité atroce… je ne pensais plus du tout à cela… car j’étais complètement anéanti, je ne voulais plus que l’aider, la servir… Pour lui venir en aide, j’eusse commis un crime, j’eusse tué quelqu’un… Mais elle, elle ne le comprenait pas… Lorsque le matin, aussitôt réveillé, je me rendis chez elle en courant, le boy était devant la porte, le même boy à qui j’avais lancé mon poing dans la figure. Et quand il me vit de loin – il devait m’avoir attendu –, il rentra rapidement. Peut-être n’était-ce que pour annoncer secrètement mon arrivée… peut-être… Ah ! cette incertitude, comme elle me fait souffrir aujourd’hui… peut-être avait-on déjà tout préparé pour me recevoir… mais à ce moment-là, quand j’aperçus le boy, le souvenir de ma honte me revint ; je n’osai pas renouveler ma visite… J’avais les genoux qui tremblaient. Juste devant le seuil, je me retournai et repartis… Je repartis pendant que peut-être elle m’attendait, aussi tourmentée que moi.

« À présent, je ne savais plus que faire dans cette ville étrangère dont le sol me brûlait les talons comme du feu… Soudain, une idée me vint : je hélai une voiture et me rendis chez le vice-résident, le même à qui j’avais, naguère, donné des soins dans ma station. Je me fis annoncer… Mon allure devait avoir quelque chose d’étrange, car il me regarda d’un air comme effrayé, et dans sa politesse se manifestait une certaine inquiétude… Peut-être avait-il reconnu en moi un amok… Je lui dis, brusquement décidé, que je venais le prier de me nommer dans sa ville, qu’il m’était impossible de vivre plus longtemps là-bas, à mon poste… qu’il me fallait mon changement immédiatement… Il me regarda… je ne peux pas vous dire de quelle façon… à peu près comme un médecin considère un malade… “C’est une dépression nerveuse, cher docteur, fit-il ensuite, et je ne le comprends que trop bien. Nous allons y remédier ; mais attendez… disons quatre semaines… il faut tout d’abord que je vous trouve un remplaçant. – Je ne peux pas attendre, pas même un jour”, répondis-je. Il eut de nouveau ce regard étonnant.