“Il le faut, docteur, dit-il gravement. Impossible de laisser la station sans médecin. Mais je vous promets que dès aujourd’hui, je fais tout le nécessaire.” Je restais là, les dents serrées : pour la première fois, j’avais clairement conscience d’être un homme vendu, un esclave. Déjà je me ramassais en une attitude de défi, mais il me prévint, avec tact : “Vous êtes privé de vie sociale, et cela, à la longue, dégénère en maladie. Nous nous sommes tous étonnés que vous ne veniez jamais à la ville, que vous ne preniez jamais de congé. Vous avez besoin de mondanités, de distraction. Venez donc, ce soir : il y a réception chez le gouverneur, vous y trouverez tous les membres de la colonie ; maints d’entre eux désireraient faire votre connaissance depuis longtemps, vous ont souvent demandé et ont souhaité vous voir ici.”

« Ces derniers mots m’ouvrirent un nouvel horizon. On m’avait demandé. Serait-ce elle ? Je fus soudain un autre homme. Avec la plus grande politesse, je le remerciai de son invitation et l’assurai que je ne manquerais pas de venir à l’heure. Et, effectivement, je vins à l’heure, et même avant l’heure. Dois-je vous dire que mon impatience me fit arriver le premier dans la grande salle du palais gouvernemental ? Je restai là, silencieux, entouré des serviteurs jaunes qui allaient et venaient rapidement en se balançant sur leurs pieds nus et – comme je me l’imaginais dans mon trouble – se moquaient de moi par-derrière. Pendant un quart d’heure, je fus l’unique Européen au milieu de tous ces préparatifs discrets, si seul avec moi-même que j’entendais le tic-tac de ma montre dans la poche de mon gilet. Enfin quelques employés du gouvernement et leur famille arrivèrent, puis vint aussi le gouverneur qui m’entraîna dans une longue conversation, au cours de laquelle je répondis avec aisance et à-propos, je pense, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que, en proie soudain à une nervosité mystérieuse, je perdis tout mon savoir-vivre et commençai à bégayer. Bien que j’eusse le dos tourné vers la porte de la salle, je sentis tout à coup qu’elle devait être entrée, qu’elle devait être présente ; je ne pourrais pas vous dire comment cette certitude subite me bouleversa, mais pendant que je parlais encore avec le gouverneur, que le son de ses paroles tintait en mon oreille, je devinais sa présence quelque part derrière moi. Heureusement, mon interlocuteur acheva l’entretien, sans quoi je me serais, je crois, retourné brusquement, tant mes nerfs devenaient le jouet de cette mystérieuse attraction, si ardent était mon désir de la voir enfin. Et, effectivement, à peine avais-je tourné la tête que je l’aperçus à la place exacte où, inconsciemment, je l’avais sentie. Elle portait une robe de bal jaune, qui donnait à ses épaules fines et d’une ligne pure, comme un ton mat d’ivoire, et elle parlait au milieu d’un groupe. Elle souriait, et pourtant il me semblait que ses traits avaient quelque chose de tendu. Je m’approchai – elle ne pouvait pas me voir ou ne voulait pas me voir –, je regardai le sourire prévenant et joli qui agitait ses lèvres minces d’un léger tressaillement. Ce sourire me grisa de nouveau, parce que… parce que, je le savais, ce n’était que mensonge, art ou science, mais perfection dans la dissimulation. Je pensai : aujourd’hui, c’est mercredi, et samedi son mari arrive avec le navire… Comment peut-elle sourire ainsi, si… si sûre d’elle-même, si tranquille, et jouer si négligemment avec son éventail au lieu de le déchirer dans une crispation d’angoisse ? Moi… l’étranger… depuis deux jours ce retour me faisait trembler, moi, l’étranger, je vivais son inquiétude angoissée, je ressentais sa terreur jusqu’au paroxysme… et elle allait au bal et souriait, souriait, souriait…

« Derrière, la musique commençait. La danse s’ouvrit. Un vieil officier l’avait invitée ; elle abandonna, en s’excusant, le cercle des causeurs et au bras de son cavalier, se dirigea de mon côté pour se rendre dans la salle voisine. Quand elle m’aperçut, son visage se tendit soudain violemment – la durée d’une seconde seulement – puis, tout en inclinant poliment la tête comme l’on fait quand on rencontre une personne que l’on a connue par hasard (et avant même que je me fusse décidé à la saluer ou à ne pas la saluer), elle dit : “Bonsoir, docteur !” et passa. Personne n’eût pu deviner ce qu’il y avait de caché dans ce regard gris-vert, et moi-même, je l’ignorais. Pourquoi me saluait-elle ?… Pourquoi, subitement, me reconnaissait-elle ?… Moyen de défense ou de rapprochement, ou simplement embarras de la surprise ? Je ne puis vous décrire dans quel état d’excitation je me trouvais ; tout en moi était sens dessus dessous, comprimé, prêt à exploser, et en la voyant valser tranquillement au bras de l’officier, avec sur le front, l’éclat d’une calme insouciance, cependant que je savais pourtant qu’elle… qu’elle comme moi ne pensait qu’à cela… à cela… que nous deux seuls en ce lieu avions un terrible secret… et elle valsait… en quelques secondes, mon angoisse, mon désir, mon admiration rendirent ma passion plus forte que jamais. J’ignore si quelqu’un m’observait, mais certainement, par mes allures, je me trahissais plus encore qu’elle ne se cachait ; il m’était impossible de diriger mes yeux dans une autre direction. Il fallait… oui, il fallait que je la regarde ; je ramassai toutes mes forces ; de loin je tirai à moi le masque recouvrant son visage fermé pour voir s’il ne tomberait pas un instant. La fixité de mon regard lui causa, sans aucun doute, une sensation désagréable.