Ma vie ne m’importe pas du tout… celle d’un autre, pas davantage : j’en suis déjà arrivé là… Une seule chose m’importe : tenir ma promesse que la cause de cette mort demeurera secrète… Écoutez : je vous donne ma parole d’honneur que, si vous faites un certificat disant que cette femme… est morte subitement, je quitterai ensuite la ville et les Indes dans le courant même de la semaine… que, si vous l’exigez, je prendrai mon revolver et me tuerai aussitôt le cercueil en terre, emportant avec moi la certitude que personne… vous entendez : personne ne pourra plus faire de recherches. Cela vous suffira, je pense – il faut que cela vous suffise.

« Ma voix devait avoir quelque chose de menaçant, de redoutable, car en même temps que je m’approchais involontairement de lui, il se recula brusquement, comme… en proie à cette épouvante qui fait fuir les gens devant l’amok quand il court en brandissant furieusement son kris… Et subitement il fut un autre homme… affaissé, paralysé, pour ainsi dire… son intransigeance tomba. Dans une dernière et faible résistance, il murmura : “Ce serait la première fois de ma vie que je signerais un faux certificat… Enfin on trouvera bien un moyen… On sait bien ce que c’est… Mais je ne pouvais pourtant pas comme cela, au premier abord…

« – Certainement que vous ne pouviez pas, fis-je avec lui, pour lui donner plus d’assurance – (Vite donc ! vite donc ! faisait le tic-tac violent de mes tempes) – mais à présent, sachant que vous ne feriez qu’offenser un vivant et commettre une chose effrayante à l’égard d’une morte, vous n’hésiterez certainement plus.

« Il fit un signe d’acquiescement. Nous nous approchâmes de la table. Au bout de quelques minutes, le certificat était prêt (celui-là, fort crédible, qui fut ensuite publié dans le journal et qui attribuait le décès à un arrêt du cœur). Puis il se leva et me regarda :

« – Vous partez cette semaine même, n’est-ce pas ?

« – Vous avez ma parole.

« Il me regarda de nouveau. Je remarquai qu’il voulait paraître ferme et positif. « Je m’occupe immédiatement du cercueil, dit-il pour cacher son embarras.

« Mais qu’y avait-il en moi de si… si effroyablement inquiétant ? Soudain il me tendit la main, faisant montre d’une brusque cordialité : « Surmontez cela, me dit-il.

« Je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Étais-je malade ? Étais-je… fou ? Je l’accompagnai jusqu’à la sortie, ouvris la porte – mais j’eus tout juste la force de la refermer derrière lui. Puis mes tempes se remirent à battre, tout vacilla et tourna devant moi, et je m’effondrai juste devant son lit… comme… comme un amok à la fin de sa course s’abat, les nerfs rompus, sans connaissance. »

Il s’arrêta encore. J’avais un peu froid ; était-ce le frisson apporté par le vent du matin sifflant alors légèrement au-dessus du navire ? Mais le visage tourmenté qu’éclairait maintenant à demi le reflet du jour se tendit de nouveau :

« Combien de temps suis-je ainsi resté étendu sur la natte ? Je l’ignore. Puis, je sens qu’on me touche. Je me relève brusquement. C’était le boy qui, timide, debout devant moi dans son attitude de dévotion, me fixait d’un regard inquiet :

« – Quelqu’un veut entrer… veut la voir…

« – Personne ne peut entrer.

« – Oui… mais…

« Ses yeux étaient pleins d’effroi. Il voulait parler, et pourtant il n’osait pas. L’animal fidèle endurait un vrai tourment.

« – Qui est-ce ?

« Il me regardait tremblant, comme s’il eût craint d’être battu. Puis il dit – il ne prononça aucun nom… mais d’où vient que chez un être inférieur de ce genre, il se révèle tout à coup autant de conscience, d’où vient qu’en quelques secondes un pareil sentiment de tendresse inexprimable anime des êtres tout à fait bornés ?… Il dit… peureux, tout à fait peureux…

« – C’est lui.

« Je sursautai, compris tout de suite, et aussitôt je fus totalement possédé par l’envie et l’impatience de connaître cet homme. Car, voyez-vous l’étrange chose… au milieu de tous ces tourments, dans cette fièvre de désirs et d’angoisse, dans cette course insensée… je l’avais complètement oublié… oublié qu’un autre homme était en jeu… celui que cette femme avait aimé, à qui elle avait donné passionnément ce qui me fut refusé… Vingt-quatre heures, douze heures plus tôt, j’aurais haï cet homme, j’aurais pu le déchirer… À présent… je ne peux pas vous dire combien j’avais hâte de le voir, lui… de l’aimer, parce qu’elle l’avait aimé.

« Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. J’y trouvai un tout jeune et blond officier, très gauche, très frêle, très pâle… Il avait l’air d’un enfant… d’une jeunesse si… si touchante… et je ressentis sur-le-champ une émotion indicible en le voyant s’efforcer d’être un homme, de se donner une contenance… de cacher son trouble. Je remarquai tout de suite que sa main tremblait lorsqu’il la porta à sa casquette… Volontiers, je l’eusse embrassé… parce qu’il était tout à fait comme je désirais intérieurement que fût celui qui avait possédé cette femme… Pas un séducteur, pas un individu orgueilleux… non, mais un adolescent, un être tendre et pur, à qui elle s’était donnée.

« Le jeune homme restait devant moi, complètement intimidé. Mon regard curieux, mon accueil passionné ajoutaient encore à sa confusion, que trahissait le tressaillement de la petite et légère moustache… Cet adolescent, ce jeune officier devait se maîtriser pour ne pas éclater en sanglots.

« – Excusez-moi, dit-il enfin, j’aurais désiré voir madame… une dernière fois.

« Inconsciemment, sans le vouloir, je passai mon bras autour des épaules de cet étranger, le guidai comme on guide un malade. Il me regarda étonné, et dans ses yeux je lus un sentiment de tendresse et de reconnaissance infinies… en cette seconde déjà, nous avions compris l’affinité qui existait entre nous… Nous avançâmes vers la morte… Elle reposait là, blanche dans son linceul blanc – je sentis que mon voisinage lui était une souffrance… je reculai pour le laisser seul avec elle… Il s’approcha plus près, lentement, d’un pas si flageolant, si pénible… À ses épaules, je voyais son bouleversement, son déchirement… il allait comme… comme quelqu’un qui marche en faisant face à un ouragan… Et soudain il s’effondra à genoux devant le lit… exactement comme je m’étais abattu.

« Je m’élançai immédiatement, le relevai et le mis sur un siège. Il n’avait plus honte, et sa peine s’exhalait en sanglots. Je ne pouvais rien dire – je ne fis que passer inconsciemment les doigts sur sa blonde et douce chevelure d’enfant. Il prit ma main… tout à fait délicatement et pourtant avec inquiétude… et tout à coup je sentis son regard s’attacher sur moi…

« – Dites-moi la vérité, docteur, bégaya-t-il, a-t-elle attenté à ses jours ?

« – Non, dis-je.

« – Alors quelqu’un est… je m’imagine… quelqu’un est coupable de sa mort ?

« – Non”, fis-je de nouveau, bien que je sentisse en moi le besoin de lui crier : “Moi ! Moi ! Moi !… Et toi !… Nous deux ! Et son entêtement, son funeste entêtement !”

« Mais je me retins et répétai encore une fois :

« – Non, personne n’est coupable… c’était le destin !

« – Je ne peux pas croire cela, gémit-il, je n’arrive pas à le croire. Avant-hier encore, elle était au bal, me souriait, me faisait des signes en dansant. Comment est-ce possible ? Comment cela a-t-il pu se produire ?

« Je racontai un long mensonge. Même à lui, je ne trahis pas le secret. Les jours suivants, nous nous entretînmes comme deux frères, nos traits en quelque sorte éclairés par le sentiment qui nous unissait… et que nous ne nous avouions pas ; mais nous n’en sentions pas moins réciproquement que toute notre vie était unie à cette femme… Plus d’une fois les mots me vinrent aux lèvres, en me serrant la gorge ; pourtant je serrais alors les dents – jamais il n’a su qu’elle portait un enfant de lui… que l’enfant, son enfant à lui, j’aurais dû le tuer et qu’elle l’avait emporté avec elle dans l’abîme. Et pourtant nous ne parlions que d’elle, durant ces jours-là que je passai chez lui en me cachant… car – j’avais omis de vous le dire – on me recherchait… Lorsque son mari arriva, le cercueil était déjà fermé… Il ne voulut pas croire au certificat… Les gens chuchotaient toutes sortes de choses… et il me recherchait… Mais je ne pouvais pas supporter de le voir, lui par qui je savais qu’elle avait souffert… Je me cachai… pendant quatre jours je ne sortis pas de l’appartement, ni l’un ni l’autre ne quitta la maison… Afin que je pusse fuir, son amant m’avait retenu, sous un faux nom, une place à bord d’un navire… Comme un voleur, je me suis glissé la nuit sur le pont pour que personne ne me reconnût… J’ai tout abandonné de ce que je possédais… Ma maison et mon travail de sept années, tous mes biens, tout est laissé à qui veut le prendre… et les chefs du gouvernement m’ont sans doute déjà rayé des cadres de l’administration… pour avoir quitté mon poste sans congé… Mais je ne pouvais plus vivre dans cette maison, dans cette ville, dans ce monde où tout me la rappelle… Comme un voleur, j’ai fui en pleine nuit… rien que pour lui échapper… rien que pour oublier…

« Mais… comme j’arrivais à bord… la nuit… à minuit… mon ami m’accompagnait… à ce moment-là… à ce moment-là… ils étaient justement en train de hisser avec la grue quelque chose… de rectangulaire et noir… son cercueil… entendez-vous : son cercueil… Elle m’avait poursuivi jusqu’ici, comme je la poursuivis… et je devais assister à cette scène en feignant d’être un étranger, car il était là, son mari… Il accompagne le cercueil jusqu’en Angleterre… peut-être veut-il, là-bas, faire autopsier le corps… il s’est emparé d’elle… À présent, elle lui appartient à nouveau… elle n’est plus à nous… à nous deux… Mais je suis toujours là… jusqu’au dernier moment, je la suivrai… Il ne découvrira jamais rien, il le faut… Je saurai défendre son secret contre toute tentative… contre ce coquin devant qui elle a fui dans la mort… Il n’apprendra rien, rien… Son secret m’appartient, à moi, à moi seul…

« Saisissez-vous… saisissez-vous maintenant-pourquoi je ne peux pas voir les hommes… je ne peux entendre leurs rires… quand ils flirtent et se réunissent par couples… Là, en bas… parmi les marchandises, entre les balles de thé et les noix du Brésil se trouve son cercueil… Il m’est impossible d’y accéder, c’est fermé… mais je le sais, tous mes sens me le crient, et je ne l’oublie pas une seconde… même lorsqu’ici, ils jouent des valses et des tangos… C’est stupide, la mer roule ses vagues sur des millions de morts, sous chaque pied de terre que l’on foule pourrit un cadavre… mais cependant je ne peux pas, je ne peux pas supporter leurs bals masqués et leurs rires si lubriques… Cette morte, je la vois et je sais ce qu’elle veut de moi… je le sais, il me reste un devoir… je ne suis pas encore à la fin… Son secret n’est pas encore sauvé… elle ne m’a pas encore libéré… »

 

Un bruit parvint du milieu du navire, des pas traînaient et claquaient : les matelots commençaient à laver le pont.