Il sursauta comme pris en faute : son visage tendu prit un air angoissé. Il se leva et murmura : « Je m’en vais… je m’en vais. »
Il faisait peine à voir avec son regard désolé, ses yeux boursouflés et rougis par la boisson ou les larmes. Il refusait ma sympathie : je sentais dans son air humilié la honte, la honte infinie de s’être trahi en me parlant, dans la nuit. Involontairement, je lui fis :
« Si vous me le permettez, j’irai vous voir, cet après-midi, dans votre cabine… »
Il me regarda – un rictus moqueur, dur, cynique contractant ses lèvres, et quelque chose de diabolique heurtait et déformait chaque mot :
« Aha… Votre fameux devoir d’aider… aha… Avec votre maxime, vous êtes arrivé à me faire bavarder. Mais non, monsieur, je vous remercie. Ne croyez pas que ma souffrance soit allégée, maintenant que j’ai mis à nu et ouvert mes entrailles devant vous. Ma vie est bien gâchée, personne ne peut plus la réparer… J’ai servi inutilement l’honorable gouvernement hollandais… Ma pension est perdue, je rentre en Europe, pauvre comme un chien… un chien qui se lamente derrière un cercueil… Un amok ne se lance pas impunément dans sa course ; à la fin, quelqu’un l’abat, et je serai bientôt à la fin… Non, monsieur, je vous remercie de votre amabilité… J’ai dans ma cabine des compagnons… quelques bonnes vieilles bouteilles de whisky, qui souvent me consolent, et puis mon ami d’autrefois, vers lequel je ne me suis malheureusement pas tourné à temps, mon brave browning… dont l’aide, finalement, est plus efficace que tous les bavardages… Je vous en prie, ne vous donnez pas la peine… l’unique droit qui reste à un homme n’est-il pas de crever comme il veut… et de plus sans subir l’ennui d’une assistance étrangère ? »
Il me regarda encore une fois avec ironie… d’un air provocant, même ; mais je le sentais : ce n’était que de la honte, sa honte sans borne. Puis il rentra les épaules, me tourna le dos sans saluer, et d’un pas lourd, singulièrement incertain, il prit la direction des cabines en traversant le pont déjà éclatant de lumière. Je ne l’ai plus revu. En vain l’ai-je cherché le soir et la nuit suivante à sa place habituelle. Il resta disparu, et j’aurais pu croire à un rêve ou à une apparition fantastique si, entretemps, un autre passager portant un crêpe au bras n’eût attiré mon attention, un riche négociant hollandais qui, comme on me le confirma, venait de perdre sa femme d’une maladie tropicale. Je le voyais aller et venir à l’écart du monde, grave et tourmenté, et la pensée que j’étais renseigné sur ses soucis les plus intimes me causait une crainte mystérieuse ; quand il passait, je me détournais toujours pour ne pas trahir par un regard que j’en savais plus que lui-même sur sa destinée.
Au port de Naples se produisit alors ce curieux événement dont l’explication, je crois, se trouve dans le récit de l’étranger. Le soir, la plupart des passagers avaient quitté le bord, moi-même j’étais allé à l’Opéra et ensuite dans un des cafés lumineux de la via Roma. Lorsque nous regagnions le navire en canot, je fus surpris de voir quelques barques, éclairées par des torches et des lampes à acétylène, faire le tour du vapeur en cherchant, tandis qu’en haut, dans les ténèbres du bord, des carabiniers et des policiers allaient et venaient mystérieusement. Je demandai à un matelot ce qui était arrivé. Il éluda ma question d’une façon m’indiquant immédiatement qu’il avait reçu l’ordre de se taire, et même le lendemain, lorsque le navire, son calme retrouvé et sans la trace du moindre incident, se dirigea sur Gênes, on ne put rien apprendre. Ce fut plus tard, dans les journaux italiens, qu’il me fut donné de lire le récit romanesque d’un prétendu accident arrivé au port de Naples. On devait, disaient-ils, transborder du navire dans un canot, en pleine nuit, pour ne pas inquiéter les passagers par un tel spectacle, le cercueil d’une grande dame des colonies néerlandaises, et l’on avait attendu la fin de toute animation sur le bâtiment. Alors qu’en présence du mari la bière glissait le long d’une échelle de corde, un corps lourd tomba soudain du haut du navire dans la mer, entraînant dans sa chute cercueil, porteurs et mari. Un journal affirmait qu’un fou s’était précipité sur l’échelle depuis la coupée ; un autre brodait en disant que la corde supportant un poids par trop lourd s’était rompue ; quoi qu’il en fût, la Compagnie de navigation semblait avoir bien pris ses mesures pour cacher les faits exacts. À l’aide de canots, et non sans difficultés, on était parvenu à sortir de l’eau, sains et saufs, les porteurs et le mari de la défunte ; par contre, le cercueil en plomb, ayant coulé immédiatement à fond, n’avait pu être retiré. La parution simultanée dans les journaux d’une autre et brève nouvelle annonçant qu’on avait repêché dans le port le cadavre d’un homme âgé d’environ quarante ans ne fut apparemment pas mis en relation par le public avec l’histoire romanesque du cercueil ; quant à moi il me sembla, à peine avais-je lu ces lignes rapides, que derrière mon journal se montraient soudain, encore une fois, le masque blême et les lunettes étincelantes d’un fantôme.
LETTRE D’UNE INCONNUE{20}
R…, le romancier à la mode, rentrait à Vienne de bon matin après une excursion de trois jours dans la montagne. Il acheta un journal à la gare ; ses yeux tombèrent sur la date, et il se rappela aussitôt que c’était celle de son anniversaire. « Quarante et un ans », songea-t-il, et cela ne lui fit ni plaisir ni peine. Il feuilleta sans s’arrêter les pages crissantes du journal, puis il prit un taxi et rentra chez lui. Son domestique, après lui avoir appris que pendant son absence il y avait eu deux visites et quelques appels téléphoniques, lui apporta son courrier sur un plateau. Le romancier regarda les lettres avec indolence et déchira quelques enveloppes dont les expéditeurs l’intéressaient. Tout d’abord, il mit de côté une lettre dont l’écriture lui était inconnue et qui lui semblait trop volumineuse. Le thé était servi ; il s’accouda commodément dans son fauteuil, parcourut encore une fois le journal et quelques imprimés ; enfin il alluma un cigare et prit la lettre qu’il avait mise de côté.
C’étaient environ deux douzaines de pages rédigées à la hâte, d’une écriture agitée de femme, un manuscrit plutôt qu’une lettre. Involontairement, il tâta encore une fois l’enveloppe pour voir s’il n’y avait pas laissé quelque lettre d’accompagnement.
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