Nous nous levâmes tard. Tu m’invitas encore à déjeuner avec toi. Nous bûmes ensemble le thé, qu’un domestique invisible avait servi discrètement dans la salle à manger, et nous bavardâmes. De nouveau, tu me parlas avec toute la familiarité franche et cordiale qui t’est propre, et de nouveau, sans me poser de questions indiscrètes, sans manifester de curiosité à l’égard de ma personne. Tu ne me demandas ni mon nom, ni mon domicile. Encore une fois, je n’étais pour toi que l’aventure, la femme anonyme, l’heure de passion qui se volatilise dans la fumée de l’oubli, sans laisser de trace. Tu me racontas que maintenant tu allais faire un long voyage de deux ou trois mois en Afrique du Nord{25}. Je tremblais au milieu de mon bonheur, car déjà retentissait à mon oreille le martèlement de ces mots : fini ! fini, oublié ! Volontiers je me serais jetée à tes genoux en criant : « Emmène-moi avec toi, pour qu’enfin tu me reconnaisses, enfin, enfin, après tant d’années. » Mais j’étais si timide et si lâche, si faible et si servile devant toi. Je ne pus que dire : « Quel dommage ! » Ton regard se posa sur moi en souriant et tu me demandas : « En éprouves-tu vraiment de la peine ? »
À ce moment, je fus saisie comme d’un brusque emportement. Je me levai, je te regardai longtemps, fermement. Puis je dis : « L’homme que j’aimais est, lui aussi, toujours en voyage. » Puis je te regardai droit dans la prunelle. « Maintenant, maintenant il va me reconnaître », me disais-je, tremblante et tendue de tout mon être. Mais tu ne répondis que par un sourire et tu déclaras pour me consoler : « Oui, mais on revient. – Oui, répliquai-je, on revient, mais on a oublié. »
Il devait y avoir quelque chose d’étrange, quelque chose de passionné dans la façon dont je te dis cela, car tu te levas aussi, et tu me regardas avec étonnement et beaucoup de tendresse. Tu me pris par les épaules : « Ce qui est bon ne peut s’oublier, je ne t’oublierai pas », me dis-tu. En même temps, ton regard plongeait jusqu’au fond de moi-même, semblant vouloir prendre l’empreinte de mon image. Et comme je le sentais pénétrer, cherchant, fouillant, aspirant tout mon être, à ce moment-là je crus que le charme qui t’empêchait de voir était rompu. Il va me reconnaître, il va me reconnaître ! Mon âme entière tremblait à cette pensée.
Mais tu ne me reconnus pas. Non, tu ne me reconnus pas, et, à aucun moment, je ne te fus plus étrangère qu’en cette seconde, sans quoi jamais tu n’aurais pu faire ce que tu fis quelques minutes plus tard. Tu m’avais embrassée, embrassée encore une fois, passionnément. Je dus réparer le désordre de mes cheveux. Pendant que j’étais devant la glace – ah ! je crus m’évanouir de honte et d’effroi ! – je te vis, derrière moi, en train de glisser discrètement dans mon manchon quelques gros billets de banque. Comment ai-je été assez forte pour ne pas crier, ne pas te gifler à cet instant-là, moi qui t’aimais depuis mon enfance, moi, la mère de ton enfant, tu me payais pour cette nuit ! À tes yeux, j’étais une cocotte du Tabarin, rien de plus – et tu m’avais payée, oui, payée ! Ce n’était pas assez que tu m’eusses oubliée, il fallait encore que tu m’avilisses.
Je ramassai rapidement mes affaires. Je voulais m’en aller, m’en aller vite. Je souffrais trop.
J’avançai la main pour prendre mon chapeau ; il était sur le bureau, à côté du vase contenant les roses blanches, mes roses. À ce moment, un besoin, puissant, irrésistible, s’empara de moi ; je devais tenter encore une fois de réveiller tes souvenirs : « Ne voudrais-tu pas me donner une de tes roses blanches ? dis-je. – Volontiers ! » répondis-tu. Et immédiatement, tu en pris une. « Mais, peut-être est-ce une femme qui te les a données, une femme qui t’aime ? remarquai-je. – Peut-être, dis-tu, mais je l’ignore.
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