Elles m’ont été données je ne sais par qui, c’est pourquoi je les aime tant. » Je te regardai. « Peut-être aussi viennent-elles d’une femme que tu as oubliée ? » Surpris, tu levas les yeux. Je te regardai fixement. « Reconnais-moi, reconnais-moi enfin », criait mon regard ! Mais tes yeux souriaient amicalement, sans comprendre. Tu m’embrassas encore une fois, mais tu ne me reconnus pas.
Je me dirigeai rapidement vers la porte, car je sentais les larmes me monter aux yeux, et, cela, il ne fallait pas que tu le visses. Dans l’antichambre, tellement j’étais sortie avec précipitation, je faillis buter contre Johann, ton domestique. Effrayé, il fit en hâte un bond sur le côté et ouvrit brusquement la porte pour me laisser passer. Et comme je le regardais, durant cet instant, entends-tu ? durant cette unique seconde, comme, les larmes aux yeux, je regardais cet homme âgé, je vis une lueur soudaine palpiter dans son regard. Dans l’espace d’une seconde, entends-tu ? dans l’espace de cette unique seconde, ton vieux domestique m’a reconnue, lui qui depuis mon enfance ne m’avait pas vue. Je me serais mise à genoux, je lui aurais baisé les mains ! J’arrachai vite de mon manchon les billets de banque avec lesquels tu m’avais flagellée et je les lui glissai dans la main. Il tremblait, me regardait avec effroi ; en cette seconde, il m’a peut-être mieux comprise que toi dans toute ton existence. Tous les hommes, tous, m’ont gâtée ; tous se sont montrés bons envers moi ; toi, toi seul tu m’as oubliée, toi, toi seul, tu ne m’as jamais reconnue.
Mon enfant est mort, notre enfant. À présent, je n’ai plus personne au monde, personne à aimer que toi. Mais qu’es-tu pour moi, toi qui jamais ne me reconnais, toi qui passes à côté de moi comme on passe au bord de l’eau, toi qui marches sur moi comme sur une pierre, toi qui toujours vas, qui toujours poursuis ta route et me laisses dans l’attente éternelle ? Un jour je crus te tenir, tenir en cet enfant l’être fuyant que tu es. Mais c’était ton enfant : pendant la nuit, il m’a quittée cruellement pour aller en voyage ; il m’a oubliée et jamais il ne reviendra ! De nouveau je suis seule, plus seule que jamais ; je n’ai rien, plus rien de toi, rien – plus d’enfant, pas une ligne, pas un mot, pas un souvenir, et si quelqu’un prononçait mon nom devant toi, il n’aurait pour toi aucune signification. Pourquoi ne mourrais-je pas volontiers, puisque pour toi je n’existe pas ? Pourquoi ne pas quitter ce monde, puisque tu m’as quittée ? Non, mon bien-aimé, je te le dis encore, je ne t’accuse pas ; je ne veux pas que mes lamentations aillent jeter le trouble dans la joie de ta demeure. Ne crains pas que je t’obsède plus longtemps ; pardonne-moi, j’avais besoin de crier, une fois, de toute mon âme, à cette heure où mon enfant est étendu là, sans vie et abandonné. Il fallait que je te parle une fois, rien qu’une seule fois. Je retourne ensuite dans mes ténèbres, et je redeviens muette, muette comme je l’ai toujours été à côté de toi. Mais ce cri ne te parviendra pas tant que je vivrai. Ce n’est que quand je serai morte que tu recevras ce testament, d’une femme qui t’a plus aimé que toutes les autres, et que tu n’as jamais reconnue, d’une femme qui n’a cessé de t’attendre et que tu n’as jamais appelée. Peut-être, peut-être alors m’appelleras-tu, et je te serai infidèle, pour la première fois, puisque dans ma tombe, je n’entendrai pas ton appel. Je ne te laisse aucun portrait, aucune marque d’identité, de même que toi, tu ne m’as rien laissé ; jamais tu ne me reconnaîtras, jamais ! C’était ma destinée dans la vie ; qu’il en soit de même dans la mort. Je ne veux pas t’appeler à ma dernière heure, je m’en vais sans que tu connaisses mon nom, ni mon visage. Je meurs facilement, car de loin tu ne t’en rendras pas compte. Si tu devais souffrir de ma mort, je ne pourrais pas mourir !
Je ne peux plus continuer à écrire… J’ai la tête si lourde… les membres me font mal, j’ai la fièvre… Je crois que je vais être obligée de m’étendre tout de suite. Ce sera peut-être bientôt fini… Peut-être que le destin me sera clément une fois et que je ne devrai pas les voir emporter mon enfant… Je ne peux plus écrire. Adieu ! mon bien-aimé, adieu ! je te remercie… Ce fut bien comme ce fut, malgré tout… Jusqu’à mon dernier souffle, je t’en remercierai… Je me sens soulagée : je t’ai tout dit, tu sais à présent – non, tu le devines seulement – combien je t’ai aimé, et pourtant cet amour ne te laisse rien de pesant. Je ne te manquerai pas – cela me console. Il n’y aura aucun changement dans ta vie magnifique et lumineuse… Ma mort ne te causera aucun ennui… Cela me console, ô mon bien-aimé !
Mais qui… qui maintenant, chaque année, pour ton anniversaire, t’enverra des roses blanches ? Ah ! le vase sera vide, et ce sera fini aussi de ce faible souffle de ma vie, de cette haleine de mon être qui flottait une fois l’an autour de toi ! Mon bien-aimé, écoute, je t’en prie… c’est la première et la dernière prière que je t’adresse… par amour pour moi, fais ce que je te demande : à chacun de tes anniversaires – car c’est un jour où l’on pense à soi – procure-toi des roses et mets-les dans le vase.
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