Pourquoi ne mourrais-je pas volontiers, puisque pour toi je n’existe pas ? Pourquoi ne pas quitter ce monde, puisque tu m’as quittée ? Non, mon bien-aimé, je te le dis encore, je ne t’accuse pas ; je ne veux pas que mes lamentations aillent jeter le trouble dans la joie de ta demeure. Ne crains pas que je t’obsède plus longtemps ; pardonne-moi, j’avais besoin de crier, une fois, de toute mon âme, à cette heure où mon enfant est étendu là, sans vie et abandonné. Il fallait que je te parle une fois, rien qu’une seule fois. Je retourne ensuite dans mes ténèbres, et je redeviens muette, muette comme je l’ai toujours été à côté de toi. Mais ce cri ne te parviendra pas tant que je vivrai. Ce n’est que quand je serai morte que tu recevras ce testament, d’une femme qui t’a plus aimé que toutes les autres, et que tu n’as jamais reconnue, d’une femme qui n’a cessé de t’attendre et que tu n’as jamais appelée. Peut-être, peut-être alors m’appelleras-tu, et je te serai infidèle, pour la première fois, puisque dans ma tombe, je n’entendrai pas ton appel. Je ne te laisse aucun portrait, aucune marque d’identité, de même que toi, tu ne m’as rien laissé ; jamais tu ne me reconnaîtras, jamais ! C’était ma destinée dans la vie ; qu’il en soit de même dans la mort. Je ne veux pas t’appeler à ma dernière heure, je m’en vais sans que tu connaisses mon nom, ni mon visage. Je meurs facilement, car de loin tu ne t’en rendras pas compte. Si tu devais souffrir de ma mort, je ne pourrais pas mourir !
Je ne peux plus continuer à écrire… J’ai la tête si lourde… les membres me font mal, j’ai la fièvre… Je crois que je vais être obligée de m’étendre tout de suite. Ce sera peut-être bientôt fini… Peut-être que le destin me sera clément une fois et que je ne devrai pas les voir emporter mon enfant… Je ne peux plus écrire. Adieu ! mon bien-aimé, adieu ! je te remercie… Ce fut bien comme ce fut, malgré tout… Jusqu’à mon dernier souffle, je t’en remercierai… Je me sens soulagée : je t’ai tout dit, tu sais à présent – non, tu le devines seulement – combien je t’ai aimé, et pourtant cet amour ne te laisse rien de pesant. Je ne te manquerai pas – cela me console. Il n’y aura aucun changement dans ta vie magnifique et lumineuse… Ma mort ne te causera aucun ennui… Cela me console, ô mon bien-aimé !
Mais qui… qui maintenant, chaque année, pour ton anniversaire, t’enverra des roses blanches ? Ah ! le vase sera vide, et ce sera fini aussi de ce faible souffle de ma vie, de cette haleine de mon être qui flottait une fois l’an autour de toi ! Mon bien-aimé, écoute, je t’en prie… c’est la première et la dernière prière que je t’adresse… par amour pour moi, fais ce que je te demande : à chacun de tes anniversaires – car c’est un jour où l’on pense à soi – procure-toi des roses et mets-les dans le vase. Fais cela, fais cela comme d’autres font dire une messe une fois l’an, pour une chère défunte. Je ne crois plus en Dieu et ne veux pas de messe ; je ne crois qu’en toi, je n’aime que toi et ne veux survivre qu’en toi… Oh ! rien qu’un jour dans l’année et tout à fait, tout à fait silencieusement, comme j’ai vécu à côté de toi… Je t’en prie, fais-le, ô mon bien-aimé… C’est la première prière que je t’adresse, c’est aussi la dernière… Je te remercie… je t’aime… je t’aime… adieu…
Ses mains tremblantes lâchèrent la lettre. Puis il réfléchit longuement. Confusément montait en lui un mince souvenir d’une enfant du voisinage et d’une jeune fille, d’une femme rencontrée dans une boîte de nuit, mais ce souvenir restait vague et indistinct, comme une pierre qui brille et qui tremble au fond de l’eau, sans contours précis. Des ombres s’avançaient et reculaient, sans jamais constituer une image nette. Il remuait de tendres souvenirs, et pourtant il ne se souvenait pas. Il lui semblait avoir rêvé de toutes ces figures, rêvé souvent et profondément, mais seulement rêvé.
Son regard tomba alors sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur son bureau. Il était vide, vide pour la première fois au jour de son anniversaire. Il eut un tressaillement de frayeur. Ce fut pour lui comme si, soudain, une porte invisible s’était ouverte et qu’un courant d’air glacé, sorti de l’autre monde, eût pénétré dans la quiétude de sa chambre. Il sentit que quelqu’un venait de mourir ; il sentit qu’il y avait eu là un immortel amour : au plus profond de son âme, quelque chose s’épanouit, et il eut pour l’amante invisible une pensée aussi immatérielle et aussi passionnée que pour une musique lointaine.
LA RUELLE AU CLAIR DE LUNE{26}
Le navire, retardé par la tempête, n’avait pu aborder que très tard le soir, dans le petit port français, et le train de nuit pour l’Allemagne était manqué. Il me fallait donc rester au dépourvu une journée à attendre en un lieu étranger, passer une soirée sans autre attraction que la musique sentimentale et mélancolique d’un café-concert du faubourg, ou encore la conversation monotone avec des compagnons de voyage tout à fait fortuits. L’atmosphère de la petite salle à manger de l’hôtel, grasse d’huile et opaque de fumée, me parut intolérable, et sa crasse grise m’était d’autant plus sensible que mes lèvres gardaient encore la fraîcheur salée du pur souffle marin. Je sortis donc, suivant au hasard la large rue éclairée, jusqu’à une place où jouait une musique municipale, puis plus loin je trouvai le flot nonchalant des promeneurs qui déferlait sans cesse. D’abord, cela me fit du bien d’être ainsi roulé machinalement dans le courant de ces hommes au costume provincial et qui m’étaient indifférents ; mais bientôt je fus excédé de voir auprès de moi ce passage continuel d’étrangers, avec leurs éclats de rire sans cause, leurs yeux qui me dévisageaient d’un air étonné, bizarre ou ricaneur ; excédé de ces contacts qui, sans qu’il y paraisse, me poussaient toujours plus loin, de ces mille petites lumières et de ce piétinement continuel de la foule.
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