La traversée avait été mouvementée, et dans mon sang bouillonnait encore comme un sentiment d’étourdissement et de douce ivresse : je sentais toujours sous mes pieds le glissement et le balancement du navire ; le sol me semblait remuer comme une poitrine qui respire, et la rue avait l’air de vouloir s’élever jusqu’au ciel. Tout à coup, je fus pris de vertige devant ce bruit et ce tourbillonnement, et pour m’en préserver j’obliquai, sans regarder son nom, dans une rue latérale, puis dans une rue plus petite où mourait peu à peu ce tumulte insensé : ensuite je continuai sans but mon chemin dans le labyrinthe de ces ruelles se ramifiant comme des veines et qui devenaient toujours plus sombres à mesure que je m’éloignais de la place principale. Les grands arcs des lampes électriques, ces lunes des vastes boulevards, ne flambaient plus ici, et au-dessus du maigre éclairage, on commençait enfin à apercevoir de nouveau les étoiles et un ciel noir, nuageux.

Je devais être près du port, dans le quartier des matelots ; je le sentais à cette odeur de poisson pourri, à cette exhalaison douceâtre de varech et de pourriture qu’ont les algues portées sur le rivage par le flux, à cette senteur particulière de parfums corrompus et de chambres sans aération qui règne lourdement dans ces coins, jusqu’à ce que vienne y souffler la grande tempête. Cette obscurité incertaine m’était agréable ainsi que cette solitude inattendue ; je ralentis mon pas, observant maintenant une ruelle après l’autre, chacune différente de sa voisine : ici le calme, ici la galanterie, mais toutes obscures, et avec un bruit assourdi de musique et de voix, qui émanait de l’invisible, du sein de leurs caves, si secrètement qu’on devinait à peine la source souterraine d’où il venait. Car toutes ces maisons étaient fermées, et seule y clignotait une lumière rouge ou jaune.

J’aimais ces ruelles des villes étrangères, ce marché impur de toutes les passions, cet entassement clandestin de toutes les séductions pour les matelots qui, excédés de leurs nuits solitaires sur les mers lointaines et périlleuses, entrent ici pour une nuit, satisfaire dans une heure la sensualité multiple de leurs rêves. Il faut qu’elles se cachent quelque part dans un bas-fond de la grande ville, ces petites ruelles, parce qu’elles disent avec tant d’effronterie et d’insistance ce que les maisons claires aux vitres étincelantes, où habitent les gens du monde, cachent sous mille masques. Ici, la musique retentit et attire dans de petites pièces ; les cinématographes, avec leurs affiches violentes, promettent des splendeurs inouïes ; de petites lanternes carrées se dérobent sous les portes et, comme par signes, avec un salut confidentiel, vous adressent une invite très nette ; par l’entrebâillement d’une porte, brille la chair nue sous des chiffons dorés. Dans les cafés braillent les voix des ivrognes et monte le tapage des querelles entre joueurs. Les matelots ricanent quand ils se rencontrent en ce lieu ; leurs regards mornes s’animent d’une foule de promesses, car ici, tout se trouve : les femmes et le jeu, l’ivresse et le spectacle, l’aventure, grande ou sordide. Mais tout cela est dans l’ombre ; tout cela est renfermé secrètement derrière les volets des fenêtres hypocritement baissés ; tout cela ne se passe qu’à l’intérieur, et cette apparente réserve est doublement excitante par la séduction du mystère et de la facilité d’accès. Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu’à Colombo{27} et à la Havane ; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme ; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu’elles révèlent et attirantes par ce qu’elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d’un monde aux sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s’y donner carrière.

C’est dans une de ces rues-là que je me sentis tout à coup prisonnier. J’avais suivi au hasard un groupe de cuirassiers dont, les sabres traînants cliquetaient sur le pavé raboteux. Dans un bar, des femmes les appelèrent ; elles riaient et leur criaient de grosses plaisanteries ; l’un d’eux frappa à la fenêtre, ensuite une voix vomit quelque part des injures, et ils continuèrent ; les rires devinrent lointains, et bientôt je ne les entendis plus. La rue était de nouveau muette ; quelques fenêtres clignotaient vaguement dans l’éclat voilé d’une lune blafarde. Je m’arrêtai et j’aspirai en moi ce silence qui me paraissait étrange, parce que derrière bourdonnait comme un mystère de voluptés et de dangers. Je sentais clairement que cette solitude était mensongère et que, sous les troubles vapeurs de cette ruelle, couvait confusément le feu de la corruption du monde. Mais je restai là, immobile, tendant l’oreille dans le silence. Je n’avais plus conscience de cette ville ni de cette ruelle ; ni de son nom ni du mien ; je sentais seulement que j’étais ici étranger, merveilleusement perdu dans l’inconnu, qu’il n’y avait en moi aucune intention, aucune mission ni aucune relation avec cet entourage, et cependant, je sentais toute cette vie obscure autour de moi, avec autant de plénitude que le sang qui coulait sous mon propre épiderme ; j’éprouvais seulement ce sentiment que rien de ce qui se passait là n’était fait pour moi, et que cependant, tout m’appartenait, ce béatifique sentiment de vivre la vie la plus profonde et la plus vraie au milieu de choses étrangères, ce sentiment qui fait partie des sources les plus vivaces de mon être intérieur et qui, dans l’inconnu, me saisit toujours comme une volupté.

Voici que, soudain, tandis que j’étais là aux écoutes, dans la rue déserte, comme dans l’attente d’un événement inéluctable qui me tirât de cet état somnambulique de contemplation dans le vide, j’entendis retentir quelque part, voilé, assourdi par l’éloignement ou par un mur, un chant allemand, cette ronde toute simple du Freischütz{28} : « Belle, verte couronne de jeunes filles ». C’était une voix de femme qui le chantait, très mal, il est vrai, mais c’était encore une mélodie allemande, quelques mots d’allemand dans ce coin étranger du monde, et c’est pourquoi je trouvais que ce chant avait un accent singulièrement fraternel. N’importe d’où il venait, c’était pour moi un salut, la première parole qui, depuis des semaines, m’annonçât mon pays. Qui, me demandai-je, parle ici ma langue ? Quelle personne se sent poussée par un souvenir intérieur à faire résonner hors de son cœur, dans cette rue perdue et dépravée, ce pauvre chant ? Je cherchai à découvrir d’où venait la voix, fouillant l’une après l’autre les maisons qui étaient là plongées dans un demi-sommeil, avec leurs fenêtres aux volets fermés, mais derrière lesquels perfidement clignotait une lumière, et parfois s’agitait le signe de quelque main. À l’extérieur étaient placardées des inscriptions criardes, des affiches tapageuses, et les mots « ale, whisky, bière » indiquaient ici un bar interlope ; mais tout était fermé, repoussant et invitant à la fois le passant. Et toujours, tandis qu’au loin résonnaient quelques pas, la voix s’élevait de nouveau, cette voix qui maintenant lançait plus sonore le trille du refrain et qui, sans cesse, se rapprochait : déjà je repérais la maison. J’hésitai un moment, puis je m’avançai vers la porte, à l’intérieur, que masquait un rideau blanc. Mais, comme je me courbais résolument pour y pénétrer, je vis soudain surgir quelque chose de vivant dans l’ombre du couloir ; une silhouette, manifestement, était là aux aguets, collée contre la vitre, et tressaillit d’effroi ; le visage, que baignait la rougeur de la lanterne suspendue au-dessus de lui, était néanmoins blême de peur ; un homme me dévisagea fixement avec les yeux grands ouverts ; il murmura une sorte d’excuse, et il disparut dans la pénombre de la rue. Cette façon de saluer était étrange. Je le suivis des yeux : disparaissant dans la ruelle, son ombre se distingua encore un peu, confusément. À l’intérieur résonnait toujours la même voix, plus limpide même, à ce qu’il me parut. Cela m’attirait ; je poussai le loquet et j’entrai rapidement.

Le dernier mot du chant tomba dans le silence, comme coupé par un couteau.