Je m’arrêtai et j’aspirai en moi ce silence qui me paraissait étrange, parce que derrière bourdonnait comme un mystère de voluptés et de dangers. Je sentais clairement que cette solitude était mensongère et que, sous les troubles vapeurs de cette ruelle, couvait confusément le feu de la corruption du monde. Mais je restai là, immobile, tendant l’oreille dans le silence. Je n’avais plus conscience de cette ville ni de cette ruelle ; ni de son nom ni du mien ; je sentais seulement que j’étais ici étranger, merveilleusement perdu dans l’inconnu, qu’il n’y avait en moi aucune intention, aucune mission ni aucune relation avec cet entourage, et cependant, je sentais toute cette vie obscure autour de moi, avec autant de plénitude que le sang qui coulait sous mon propre épiderme ; j’éprouvais seulement ce sentiment que rien de ce qui se passait là n’était fait pour moi, et que cependant, tout m’appartenait, ce béatifique sentiment de vivre la vie la plus profonde et la plus vraie au milieu de choses étrangères, ce sentiment qui fait partie des sources les plus vivaces de mon être intérieur et qui, dans l’inconnu, me saisit toujours comme une volupté.

Voici que, soudain, tandis que j’étais là aux écoutes, dans la rue déserte, comme dans l’attente d’un événement inéluctable qui me tirât de cet état somnambulique de contemplation dans le vide, j’entendis retentir quelque part, voilé, assourdi par l’éloignement ou par un mur, un chant allemand, cette ronde toute simple du Freischütz{28} : « Belle, verte couronne de jeunes filles ». C’était une voix de femme qui le chantait, très mal, il est vrai, mais c’était encore une mélodie allemande, quelques mots d’allemand dans ce coin étranger du monde, et c’est pourquoi je trouvais que ce chant avait un accent singulièrement fraternel. N’importe d’où il venait, c’était pour moi un salut, la première parole qui, depuis des semaines, m’annonçât mon pays. Qui, me demandai-je, parle ici ma langue ? Quelle personne se sent poussée par un souvenir intérieur à faire résonner hors de son cœur, dans cette rue perdue et dépravée, ce pauvre chant ? Je cherchai à découvrir d’où venait la voix, fouillant l’une après l’autre les maisons qui étaient là plongées dans un demi-sommeil, avec leurs fenêtres aux volets fermés, mais derrière lesquels perfidement clignotait une lumière, et parfois s’agitait le signe de quelque main. À l’extérieur étaient placardées des inscriptions criardes, des affiches tapageuses, et les mots « ale, whisky, bière » indiquaient ici un bar interlope ; mais tout était fermé, repoussant et invitant à la fois le passant. Et toujours, tandis qu’au loin résonnaient quelques pas, la voix s’élevait de nouveau, cette voix qui maintenant lançait plus sonore le trille du refrain et qui, sans cesse, se rapprochait : déjà je repérais la maison. J’hésitai un moment, puis je m’avançai vers la porte, à l’intérieur, que masquait un rideau blanc. Mais, comme je me courbais résolument pour y pénétrer, je vis soudain surgir quelque chose de vivant dans l’ombre du couloir ; une silhouette, manifestement, était là aux aguets, collée contre la vitre, et tressaillit d’effroi ; le visage, que baignait la rougeur de la lanterne suspendue au-dessus de lui, était néanmoins blême de peur ; un homme me dévisagea fixement avec les yeux grands ouverts ; il murmura une sorte d’excuse, et il disparut dans la pénombre de la rue. Cette façon de saluer était étrange. Je le suivis des yeux : disparaissant dans la ruelle, son ombre se distingua encore un peu, confusément. À l’intérieur résonnait toujours la même voix, plus limpide même, à ce qu’il me parut. Cela m’attirait ; je poussai le loquet et j’entrai rapidement.

Le dernier mot du chant tomba dans le silence, comme coupé par un couteau. Et je sentis, effrayé, un vide devant moi, le mutisme et l’hostilité, comme si j’avais brisé quelque chose. Peu à peu, cependant, mon regard distingua les contours de la salle qui était presque vide : un comptoir et une table, le tout n’étant manifestement que l’antichambre d’autres pièces situées derrière et qui, avec leurs portes entrebâillées, la lueur voilée de leurs lampes et leurs vastes lits tout prêts révélaient aussitôt leur véritable destination. Au premier plan, s’appuyant du coude sur la table, une fille, maquillée et fatiguée ; derrière, au comptoir, la patronne, corpulente et d’un gris sale, avec une autre fille, qui n’était pas laide. Mon salut tomba lourdement au milieu, et ce n’est que tardivement qu’un écho ennuyé lui répondit. J’étais mal à l’aise d’être ainsi venu dans cette solitude, dans un silence si tendu et si morne, et volontiers je serais sorti tout de suite ; mais dans mon embarras, je ne trouvai aucun prétexte, et ainsi je pris place avec résignation à la première table. La fille, se rappelant maintenant son devoir, me demanda ce que je désirais boire et, à la dureté de son français, je reconnus aussitôt que c’était une Allemande. Je commandai un verre de bière ; elle alla le chercher et revint avec cette démarche veule qui trahissait l’indifférence, plus encore que la sécheresse de ses yeux paresseusement endormis sous leurs paupières, comme des lumières en train de s’éteindre. Tout machinalement, elle plaça, selon l’usage de ces endroits, à côté du mien, un second verre pour elle. Lorsqu’elle but à ma santé, son regard vide passa sur moi ; ainsi je pus la contempler. Son visage était à vrai dire encore beau et de traits réguliers, mais, comme par une lassitude intérieure, il était devenu vulgaire et semblable à un masque : aucun ressort, les paupières pesantes et la chevelure relâchée ; les joues, tachées par les fards de mauvaise qualité, flasques, commençaient déjà à s’affaisser, et elles tombaient en larges plis jusqu’à la bouche. La robe aussi était mise avec négligence ; la voix était brûlée, rendue rauque par le tabac et la bière. Dans tout cela, je devinais un être fatigué, ne vivant plus que par habitude et mécaniquement. Avec une timidité mêlée d’horreur, je lui lançai une question. Elle répondit sans me regarder, d’un ton indifférent et apathique, sans presque remuer les lèvres. J’avais l’impression de déranger.