Fais cela, fais cela comme d’autres font dire une messe une fois l’an, pour une chère défunte. Je ne crois plus en Dieu et ne veux pas de messe ; je ne crois qu’en toi, je n’aime que toi et ne veux survivre qu’en toi… Oh ! rien qu’un jour dans l’année et tout à fait, tout à fait silencieusement, comme j’ai vécu à côté de toi… Je t’en prie, fais-le, ô mon bien-aimé… C’est la première prière que je t’adresse, c’est aussi la dernière… Je te remercie… je t’aime… je t’aime… adieu…

 

Ses mains tremblantes lâchèrent la lettre. Puis il réfléchit longuement. Confusément montait en lui un mince souvenir d’une enfant du voisinage et d’une jeune fille, d’une femme rencontrée dans une boîte de nuit, mais ce souvenir restait vague et indistinct, comme une pierre qui brille et qui tremble au fond de l’eau, sans contours précis. Des ombres s’avançaient et reculaient, sans jamais constituer une image nette. Il remuait de tendres souvenirs, et pourtant il ne se souvenait pas. Il lui semblait avoir rêvé de toutes ces figures, rêvé souvent et profondément, mais seulement rêvé.

Son regard tomba alors sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur son bureau. Il était vide, vide pour la première fois au jour de son anniversaire. Il eut un tressaillement de frayeur. Ce fut pour lui comme si, soudain, une porte invisible s’était ouverte et qu’un courant d’air glacé, sorti de l’autre monde, eût pénétré dans la quiétude de sa chambre. Il sentit que quelqu’un venait de mourir ; il sentit qu’il y avait eu là un immortel amour : au plus profond de son âme, quelque chose s’épanouit, et il eut pour l’amante invisible une pensée aussi immatérielle et aussi passionnée que pour une musique lointaine.

LA RUELLE AU CLAIR DE LUNE{26}

Le navire, retardé par la tempête, n’avait pu aborder que très tard le soir, dans le petit port français, et le train de nuit pour l’Allemagne était manqué. Il me fallait donc rester au dépourvu une journée à attendre en un lieu étranger, passer une soirée sans autre attraction que la musique sentimentale et mélancolique d’un café-concert du faubourg, ou encore la conversation monotone avec des compagnons de voyage tout à fait fortuits. L’atmosphère de la petite salle à manger de l’hôtel, grasse d’huile et opaque de fumée, me parut intolérable, et sa crasse grise m’était d’autant plus sensible que mes lèvres gardaient encore la fraîcheur salée du pur souffle marin. Je sortis donc, suivant au hasard la large rue éclairée, jusqu’à une place où jouait une musique municipale, puis plus loin je trouvai le flot nonchalant des promeneurs qui déferlait sans cesse. D’abord, cela me fit du bien d’être ainsi roulé machinalement dans le courant de ces hommes au costume provincial et qui m’étaient indifférents ; mais bientôt je fus excédé de voir auprès de moi ce passage continuel d’étrangers, avec leurs éclats de rire sans cause, leurs yeux qui me dévisageaient d’un air étonné, bizarre ou ricaneur ; excédé de ces contacts qui, sans qu’il y paraisse, me poussaient toujours plus loin, de ces mille petites lumières et de ce piétinement continuel de la foule. La traversée avait été mouvementée, et dans mon sang bouillonnait encore comme un sentiment d’étourdissement et de douce ivresse : je sentais toujours sous mes pieds le glissement et le balancement du navire ; le sol me semblait remuer comme une poitrine qui respire, et la rue avait l’air de vouloir s’élever jusqu’au ciel. Tout à coup, je fus pris de vertige devant ce bruit et ce tourbillonnement, et pour m’en préserver j’obliquai, sans regarder son nom, dans une rue latérale, puis dans une rue plus petite où mourait peu à peu ce tumulte insensé : ensuite je continuai sans but mon chemin dans le labyrinthe de ces ruelles se ramifiant comme des veines et qui devenaient toujours plus sombres à mesure que je m’éloignais de la place principale. Les grands arcs des lampes électriques, ces lunes des vastes boulevards, ne flambaient plus ici, et au-dessus du maigre éclairage, on commençait enfin à apercevoir de nouveau les étoiles et un ciel noir, nuageux.

Je devais être près du port, dans le quartier des matelots ; je le sentais à cette odeur de poisson pourri, à cette exhalaison douceâtre de varech et de pourriture qu’ont les algues portées sur le rivage par le flux, à cette senteur particulière de parfums corrompus et de chambres sans aération qui règne lourdement dans ces coins, jusqu’à ce que vienne y souffler la grande tempête. Cette obscurité incertaine m’était agréable ainsi que cette solitude inattendue ; je ralentis mon pas, observant maintenant une ruelle après l’autre, chacune différente de sa voisine : ici le calme, ici la galanterie, mais toutes obscures, et avec un bruit assourdi de musique et de voix, qui émanait de l’invisible, du sein de leurs caves, si secrètement qu’on devinait à peine la source souterraine d’où il venait. Car toutes ces maisons étaient fermées, et seule y clignotait une lumière rouge ou jaune.

J’aimais ces ruelles des villes étrangères, ce marché impur de toutes les passions, cet entassement clandestin de toutes les séductions pour les matelots qui, excédés de leurs nuits solitaires sur les mers lointaines et périlleuses, entrent ici pour une nuit, satisfaire dans une heure la sensualité multiple de leurs rêves. Il faut qu’elles se cachent quelque part dans un bas-fond de la grande ville, ces petites ruelles, parce qu’elles disent avec tant d’effronterie et d’insistance ce que les maisons claires aux vitres étincelantes, où habitent les gens du monde, cachent sous mille masques. Ici, la musique retentit et attire dans de petites pièces ; les cinématographes, avec leurs affiches violentes, promettent des splendeurs inouïes ; de petites lanternes carrées se dérobent sous les portes et, comme par signes, avec un salut confidentiel, vous adressent une invite très nette ; par l’entrebâillement d’une porte, brille la chair nue sous des chiffons dorés. Dans les cafés braillent les voix des ivrognes et monte le tapage des querelles entre joueurs. Les matelots ricanent quand ils se rencontrent en ce lieu ; leurs regards mornes s’animent d’une foule de promesses, car ici, tout se trouve : les femmes et le jeu, l’ivresse et le spectacle, l’aventure, grande ou sordide. Mais tout cela est dans l’ombre ; tout cela est renfermé secrètement derrière les volets des fenêtres hypocritement baissés ; tout cela ne se passe qu’à l’intérieur, et cette apparente réserve est doublement excitante par la séduction du mystère et de la facilité d’accès. Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu’à Colombo{27} et à la Havane ; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme ; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu’elles révèlent et attirantes par ce qu’elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d’un monde aux sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s’y donner carrière.

C’est dans une de ces rues-là que je me sentis tout à coup prisonnier. J’avais suivi au hasard un groupe de cuirassiers dont, les sabres traînants cliquetaient sur le pavé raboteux. Dans un bar, des femmes les appelèrent ; elles riaient et leur criaient de grosses plaisanteries ; l’un d’eux frappa à la fenêtre, ensuite une voix vomit quelque part des injures, et ils continuèrent ; les rires devinrent lointains, et bientôt je ne les entendis plus. La rue était de nouveau muette ; quelques fenêtres clignotaient vaguement dans l’éclat voilé d’une lune blafarde.