Maintenant, pour la première fois depuis que j’étais à bord, le pur désir de la rêverie s’empara de moi, ainsi que cet autre désir, plus sensuel, qui me faisait aspirer à livrer, comme une femme, mon corps à cette mollesse qui me pressait de toutes parts. Je voulus m’étendre, le regard tourné vers les blancs hiéroglyphes là-haut, mais les fauteuils de repos, les chaises de pont étaient enlevés, et nulle part, sur le pont-promenade désert, il n’y avait de place pour s’adonner à une calme rêverie.

C’est ainsi qu’en tâtonnant je m’approchai peu à peu de la proue du navire, complètement aveuglé par la lumière qui semblait tomber des choses, avec une vivacité toujours plus grande pour pénétrer en moi. Cette lumière des étoiles, d’une blancheur glacée et d’un éclat éblouissant, me faisait déjà presque mal ; mais je voulais m’enfouir quelque part dans l’ombre, m’étendre sur une natte, ne plus sentir en moi, mais simplement au-dessus de moi, ce rayonnement réfléchi par les choses, tout comme l’on regarde un paysage de l’intérieur d’une chambre plongée dans l’obscurité. Enfin, trébuchant aux cordages et passant contre les étais de fer, j’atteignis le bordage et regardai la proue du navire s’avancer dans l’ombre, et la clarté liquide de la lune jaillir, en écumant, des deux côtés de l’éperon. Toujours cette charrue marine se relevait et s’enfonçait de nouveau dans cette glèbe de flots noirs ; et dans ce jeu étincelant, je sentais toute la douleur de l’élément vaincu, je sentais toute la joie de la force terrestre. Au sein de cette contemplation, j’avais oublié le temps : y avait-il une heure que j’étais ainsi contre le bastingage, ou y avait-il seulement quelques minutes ? Au gré de l’oscillation, le gigantesque berceau du navire me balançait et m’emportait au-delà du temps. Et je sentais seulement venir en moi une lassitude, qui était comme une volupté. Je voulais dormir, rêver, et cependant ne pas m’éloigner de cette magie, ne pas redescendre dans mon cercueil. Involontairement, mon pied tâta sous moi un paquet de cordages. Je m’y assis, les yeux fermés, mais non remplis d’ombre, car sur eux et sur moi rayonnait l’éclat argenté. Au-dessous, je sentais l’eau bruire doucement, et au-dessus de moi, avec une résonance imperceptible, le blanc écoulement de ce monde. Petit à petit, ce murmure s’insinua dans mes veines, et je perdis la conscience de moi-même ; je ne savais plus si cette haleine était la mienne ou si c’était les battements du cœur lointain du navire ; j’étais emporté et anéanti dans le murmure continuel de la minuit.

 

Une légère toux sèche, tout près de moi, me fit sursauter. Je sortis, effrayé, de la rêverie qui m’avait presque enivré. Mes yeux, aveuglés par la clarté blanche qui tombait sur mes paupières depuis longtemps fermées, clignotèrent pour tâcher d’y voir : tout en face de moi, dans l’ombre du bastingage, brillait comme le reflet d’une paire de lunettes, et voici que jaillit une épaisse et ronde étincelle, qui venait du brasillement d’une pipe. Lorsque je m’étais assis, regardant uniquement l’éperon écumeux du navire au-dessous de moi, et vers le haut la Croix du Sud, je ne m’étais pas aperçu de la présence de ce voisin, qui avait dû passer ici tout ce temps dans l’immobilité. Involontairement, et l’esprit encore engourdi, je dis, en allemand : « Pardon. » – « Il n’y a pas de quoi », répondit une voix sortie des ténèbres.

Je ne saurais dire combien étrange et sinistre à la fois était ce voisinage muet, dans l’obscurité, tout près de quelqu’un que l’on ne voyait pas. Malgré moi, j’avais l’impression que cet homme me regardait fixement, de même que j’avais les yeux fixés sur lui ; mais la lumière qui était au-dessus de nous, ce flot de lumière à l’étincelante blancheur, était si forte qu’aucun de nous ne pouvait apercevoir autre chose qu’une silhouette dans l’ombre. Il me semblait seulement entendre sa respiration, et l’aspiration sifflante des bouffées de sa pipe.

Le silence était insupportable ; j’aurais bien voulu m’en aller, mais cela me paraissait trop brusque, trop soudain. Dans mon embarras, je pris une cigarette. L’allumette craqua, et, pendant une seconde, une lueur palpita dans l’étroit espace. J’aperçus alors, derrière des verres de lunettes, une figure inconnue que je n’avais jamais vue à bord ni pendant mes repas, ni au cours de la promenade ; et, soit que la flamme soudaine me fît mal aux yeux, soit que ce fût une hallucination, elle me parut affreusement bouleversée, lugubre et semblable à celle d’un gnome. Mais avant que j’eusse discerné les détails, l’obscurité engloutit de nouveau les traits éclairés un court instant, et je ne vis plus qu’une sombre silhouette affaissée dans l’ombre et parfois aussi, se détachant dans le vide, le rouge anneau de feu de la pipe. Nous restions sans parler, et ce silence était lourd et accablant comme l’air des tropiques.

Enfin je ne pus y tenir davantage ; je me levai et je dis poliment : « Bonne nuit. » – « Bonne nuit », répondit du sein de l’obscurité une voix enrouée, dure et comme rouillée.

Je marchai péniblement, en trébuchant à travers les agrès et les madriers. Voici que, derrière moi, un pas retentit, rapide et incertain. C’était mon voisin. Involontairement, je m’arrêtai. Il ne s’approcha pas tout à fait de moi, et dans l’obscurité, je sentais en sa marche comme une angoisse et un accablement.

« Excusez-moi, dit-il d’une voix précipitée, si je vous adresse une prière. Je… je… » – il balbutia et fut obligé de s’interrompre, tant il était embarrassé – « je… j’ai des raisons… personnelles… tout à fait personnelles de me retirer ici… Un deuil… J’évite la société, à bord… Je ne parle pas pour vous… non, non… Je voudrais seulement vous prier… Vous m’obligeriez beaucoup si vous ne disiez à personne, sur le navire, que vous m’avez vu ici… Ce sont… disons… des raisons personnelles qui m’empêchent maintenant de fréquenter les gens… Oui… maintenant… maintenant… il me serait désagréable que vous disiez qu’une personne, ici la nuit… que je… » La parole lui manqua de nouveau. Je mis fin à son embarras en m’empressant de lui assurer que j’accomplirais son désir. Nous échangeâmes une poignée de main.