Puis je rentrai dans ma cabine, et je dormis d’un sommeil lourd, étrangement agité et rempli de visions confuses.

 

Je tins ma promesse et ne parlai à personne sur le bateau de ma singulière rencontre, bien que la tentation en fût grande, car au cours d’une traversée, la moindre chose devient un événement : une voile à l’horizon, un dauphin qui saute, un flirt nouvellement découvert, une frivole plaisanterie. En même temps, la curiosité me tourmentait d’être mieux renseigné sur cet homme peu banal : je fouillai la liste des passagers pour y découvrir un nom qui pût être le sien ; je passai les gens en revue, comme s’ils pouvaient être en relations avec lui. Tout le jour, je fus en proie à une impatiente nervosité, et j’avais hâte que le soir fût là pour voir si je le rencontrerais de nouveau. Les énigmes psychologiques ont sur moi une sorte de pouvoir inquiétant ; je brûle dans tout mon être de découvrir le rapport des choses, et des individus singuliers peuvent par leur seule présence déchaîner en moi une passion de savoir qui n’est guère moins vive que le désir passionné de posséder une femme. La journée me parut longue, vide, et elle s’émietta entre mes doigts. Je me couchai de bonne heure : je savais que je m’éveillerais à minuit, que cela m’arracherait au sommeil.

Et en effet, je m’éveillai à la même heure que la veille. Sur le cadran phosphorescent de ma montre{6}, les deux aiguilles se recouvraient, ne formant qu’un seul trait lumineux. Je sortis à la hâte de mon étouffante cabine pour rencontrer une nuit plus étouffante encore.

Les étoiles brillaient comme la veille, et elles répandaient une lumière diffuse sur le navire vibrant ; très haut, dans le ciel, flambait la Croix du Sud. Tout était comme la veille, car aux tropiques, les jours et les nuits se ressemblent comme de véritables jumeaux, beaucoup plus que sous nos latitudes ; mais le bercement fluide, langoureux et rêveur de la veille n’était plus en moi. Quelque chose m’attirait, me troublait, et je savais vers où j’étais attiré : vers les étais noirs du bordage, afin de savoir si cet homme mystérieux y était encore, immobile, assis. En haut, retentit la cloche du navire ; alors je me laissai entraîner. Pas à pas, partagé entre l’aversion et le désir, je ne résistai plus. Je n’étais pas encore arrivé à l’étrave que, soudain, j’y vis fulgurer quelque chose comme un œil rouge : la pipe… Donc il était assis là !

Malgré moi, j’eus un mouvement d’effroi, et je m’arrêtai. Un instant de plus, et j’allais partir. Voici que là-bas, dans l’ombre, quelque chose s’agita, se leva, fit deux pas, et soudain j’entendis juste devant moi sa voix, à la fois polie et oppressée.

« Excusez-moi, dit-il, vous voulez, il me semble, revenir à votre place, et j’ai l’impression que, lorsque vous m’avez aperçu, vous avez eu un mouvement de fuite. Je vous en prie, asseyez-vous tranquillement, car je m’en vais. »

Je le priai vivement de rester : je n’étais demeuré en arrière que pour ne pas le gêner. « Vous ne me gênez pas, dit-il avec une certaine amertume. Au contraire, je suis heureux, pour une fois, de n’être pas seul. Je n’ai pas prononcé une parole depuis dix jours. À vrai dire, depuis des années… et c’est une chose si douloureuse de garder tout en soi, précisément peut-être parce que cela étouffe… Je ne puis plus rester dans la cabine, dans ce… ce cercueil… Je ne puis plus, et je ne puis pas supporter les hommes, parce qu’ils rient toute la journée… Cela, je ne peux plus maintenant le supporter… Je les entends jusque dans ma cabine et je me bouche les oreilles… Il est vrai qu’ils ne savent pas que… non, ils ne le savent pas… Et puis, qu’est-ce que cela fait aux étrangers… »

Il s’arrêta de nouveau, et il ajouta tout à coup, hâtivement : « Mais je ne veux pas vous importuner… excusez mon bavardage. »

Il s’inclina et fit le geste de s’en aller. Mais je lui répliquai avec insistance : « Vous ne m’importunez pas du tout. Moi aussi, je suis heureux d’échanger en paix, ici, quelques paroles… Voulez-vous une cigarette ? »

Il en prit une. Je lui donnai du feu. De nouveau, son visage se détacha, vacillant, sur le bordage noir, mais maintenant il était entièrement tourné vers moi : derrière ses lunettes, ses yeux examinaient avidement mon visage, comme animés par la violence d’un délire. Un frisson me parcourut. Je compris que cet homme voulait parler, qu’il fallait qu’il parlât. Et je savais que je devais me taire pour l’aider.

Nous nous assîmes. Il avait là une seconde chaise de pont, qu’il m’offrit. Nos cigarettes étincelaient ; à la façon dont le point lumineux de la sienne dansait nerveusement dans l’ombre, je vis que sa main tremblait. Mais je me tus, et il se tut.