Puis, soudain, il demanda à voix basse : « Êtes-vous très fatigué ?
– Non, pas du tout. »
La voix qui venait de l’obscurité hésita de nouveau. « Je voudrais vous demander quelque chose… C’est-à-dire je voudrais vous raconter quelque chose. Je sais, je sais combien il est absurde, de ma part, de m’adresser ainsi à la première personne qui me rencontre, mais… je suis… je suis dans un état psychique terrible… J’en suis à un point où il faut absolument que je parle à quelqu’un, sinon je suis perdu… Vous me comprendrez, lorsque… oui, lorsque je vous aurai raconté… Je sais que vous ne pourrez pas m’aider… mais ce silence me rend comme malade… et un malade est toujours ridicule pour les autres… »
Je l’interrompis et le priai de ne pas se tourmenter. S’il voulait bien me raconter… Je ne pouvais naturellement rien lui promettre, mais c’était un devoir, du moins, de montrer quelque bonne volonté. Quand on trouve quelqu’un dans la détresse, on est naturellement tenu de lui rendre service…
« Le devoir… de montrer quelque bonne volonté… le devoir d’essayer… Vous pensez donc, vous aussi, qu’on a quelque devoir… qu’on a le devoir d’offrir sa bonne volonté… »
Trois fois il redit la phrase. Cette façon sourde et obtuse de répéter les choses me fit frissonner. Cet homme était-il fou ? Était-il ivre ?
Mais, comme si cette supposition avait passé mes lèvres, il dit soudain, d’une voix toute différente :
« Vous me croirez peut-être ivre ou fou. Non, je ne le suis pas… pas encore. Seulement, le mot que vous avez prononcé m’a ému bien étrangement… Bien étrangement, parce que c’est cela qui me tourmente maintenant : est-ce qu’on a le devoir… le devoir… »
Il balbutiait encore. Puis il s’arrêta net ; ensuite il reprit avec un nouvel élan :
« Voyez, je suis médecin. Et, pour un médecin, il y a souvent de ces cas, tellement terribles !… Oui, disons des cas extrêmes, où l’on ne sait pas si l’on a le devoir… En effet, il n’existe pas qu’un devoir unique, celui qu’on a envers autrui, mais il y a aussi un devoir envers soi-même, un devoir envers l’État et un autre envers la Science… Il faut être secourable, certes ; c’est pour cela qu’on est là… Mais ce genre de maximes, ce n’est jamais que de la théorie… Dans quelle mesure, en effet, doit-on se montrer secourable ?… Vous êtes un étranger, et je vous suis étranger, et je vous demande de ne pas dire que vous m’avez vu… Bon ! vous vous taisez : vous remplissez ce devoir… Je vous prie de causer avec moi, parce que je crève de mon silence… Vous êtes prêt à m’entendre… Bien… mais c’est là une chose facile… Or, si je vous demandais de m’empoigner et de me jeter par-dessus bord… Ici, certainement, s’arrête la complaisance, l’obligeance. Il y a, à coup sûr, une limite quelque part… là où votre propre existence, votre responsabilité entrent en jeu… Il faut que cette limite soit… Le devoir est, à coup sûr, limité… Ou bien, peut-être, ce devoir pour un médecin ne s’arrêterait-il à rien ? Faut-il qu’il soit le sauveur, la providence universelle, uniquement parce qu’il possède un diplôme avec des mots latins ? Faut-il que, vraiment, il sacrifie sa vie et se tourne les sangs quand une femme… quand un homme vient lui demander d’être noble, secourable et bon{7} ? Oui, le devoir, le devoir s’arrête quelque part… là où l’on n’a plus le pouvoir de l’accomplir, précisément là… »
Il s’interrompit encore et se leva brusquement.
« Excusez-moi… voilà que je m’emporte… mais je ne suis pas ivre… pas encore ivre… C’est là une chose qui m’arrive souvent maintenant, je vous l’avoue sans ambages, dans cette diabolique solitude… Pensez que, depuis sept ans, je vis presque exclusivement parmi les indigènes et les animaux… Alors on désapprend de parler posément. Et, quand on commence à s’épancher, ça déborde tout de suite. Mais attendez… oui, je sais maintenant… je voulais vous demander, je voulais vous exposer un cas dans lequel il s’agit de savoir si l’on a le devoir de rendre service… de rendre service avec une candeur véritablement angélique, si l’on… Du reste, je crains que cela ne dure longtemps. C’est bien vrai, vous n’êtes pas fatigué ?
– Non, pas du tout.
– Je… je vous remercie… En prenez-vous ? »
Il avait tâtonné dans l’obscurité derrière lui. J’entendis un bruit de verres, un choc de deux, trois bouteilles, plusieurs en tout cas qu’il avait placées près de lui. Il m’offrit un verre de whisky, que j’effleurai rapidement des lèvres, tandis que lui avalait le sien d’un seul trait. Pendant un instant, le silence régna entre nous. Alors la cloche sonna : minuit et demi.
« Donc… je voudrais vous raconter un cas. Supposez un médecin dans une… petite ville… ou plutôt à la campagne… un médecin qui… un médecin qui… »
Il s’arrêta de nouveau. Puis il rapprocha brusquement son siège de moi.
« Non, ce n’est pas cela. Il faut que je vous raconte tout, directement, depuis le commencement ; sinon vous ne comprendriez pas… Une chose pareille, cela ne peut pas être présenté comme un exemple, comme une théorie… il faut que je vous raconte mon propre cas. Il n’y a là aucune honte, aucune dissimulation… Devant moi aussi, les gens se mettent à nu et me montrent leur vermine, leur urine et leurs excréments… Quand on demande assistance, il ne faut pas tergiverser, il faut tout dire… Ce n’est pas le cas d’un médecin imaginaire que je vais vous raconter. Je me mets tout nu, et je dis : moi… J’ai désappris de rougir dans cette infernale solitude, dans ce pays maudit qui vous ronge l’âme et vous suce la moelle des reins. »
J’avais sans doute fait un mouvement, car il s’interrompit.
« Ah ! vous protestez… je comprends, vous êtes enthousiasmé par les Indes, les temples et les palmiers, tout le romantisme d’un voyage de deux mois. Oui, ils sont enchanteurs, les tropiques, quand on les voit du chemin de fer, de l’auto ou de la rikscha{8} ; et, moi, je n’ai pas eu une impression différente lorsque, pour la première fois, j’y vins, il y a sept ans. Quels rêves alors n’ai-je pas faits ! Je voulais apprendre les langues et lire les livres sacrés dans le texte original, étudier les maladies, faire de la recherche ; je voulais sonder l’âme des indigènes – oui, c’est ainsi qu’on dit dans le jargon européen –, bref, devenir un missionnaire de l’humanité et de la civilisation. Tous ceux qui viennent de ce côté font le même rêve. Mais dans cette serre étouffante, là-bas, qui échappe à la vue du voyageur, la force vous manque vite ; la fièvre – on a beau avaler autant de quinine que l’on peut, on l’attrape quand même, elle vous dévore le corps ; on devient indolent et paresseux, on devient une poule mouillée, un véritable mollusque. Un Européen est, en quelque sorte, arraché à son être quand, venant des grandes villes, il arrive dans une de ces maudites stations perdues dans les marais ; tôt ou tard, chacun reçoit le coup fatal : les uns boivent, les autres fument l’opium, d’autres ne pensent qu’à donner des coups et deviennent des brutes ; de toute façon, chacun contracte sa folie. On a la nostalgie de l’Europe, on rêve de marcher de nouveau, un jour, dans une rue, de s’asseoir dans une chambre bien claire, avec des murs de pierre, parmi des hommes blancs.
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