La dernière fois que je le vis, il m’en souviendra longtemps, je le trouvai enfermé avec un texte hiéroglyphique, disposé en colonnes rétrogrades et orné de figures au trait. Il témoigna quelque humeur d’être troublé dans son voluptueux tête-à-tête. En haut du manuscrit, on voyait une héroïne au visage jaune, aux cheveux peints en bleu, au front orné d’un bouton de lotus et d’un grand cône blanc. Je posai le doigt sur une des colonnes rétrogrades, et je dis à ce cher enfant : « Grand déchiffreur, que peut bien signifier ce grimoire ? » Il me répondit sans se fâcher : « Mon cher oncle, ce grimoire, qui, ne vous en déplaise, est fort limpide et de la plus haute importance, signifie que l’intendant des troupeaux d’Ammon, grammate principal, Amen-Heb le véridique, et sa femme qui l’aime, la dame qui fait toutes ses délices, Amen-Apt la véridique, présentent leurs hommages à Osiris, habitant la région occidentale, seigneur des temps, à Ptah-Sokari, seigneur du tombeau, et au grand Tum, qui a fait le ciel et créé les essences qui sortent de la terre... » Je l’écoutais avec tant d’intérêt que le lendemain il pensa m’obliger en m’envoyant toute l’histoire d’Amen-Heb couchée par écrit. Je la relis une fois chaque année à la Saint-Horace. M’accusera-t-on de négliger mes devoirs de grand-oncle ?
« Ne le nie pas, ma chère, cette fureur faisait ton désespoir. De quoi te plains-tu donc ? Voilà un garçon à demi sauvé. C’est le Ciel qui l’a adressé à Mme Corneuil ; elle lui apprendra beaucoup de choses qu’il ignora et lui en fera désapprendre beaucoup d’autres : il boira dans ses beaux yeux l’oubli d’Aménophis III, de la dix-huitième dynastie, d’Amen-Apt la véridique et de l’homme au grand cône blanc. Ne lui envie pas ses tardifs plaisirs, sans compter qu’il est bon d’être charitable envers une pauvre garde-malade. Lui feras-tu un crime, à cette sainte femme, de se délasser de ses fatigues dans la société d’un beau jeune homme qui lui dit des douceurs en l’aidant à préparer ses tisanes ? Tout est pour le mieux, ma chère Mathilde. Puisque l’occasion se présente de t’en faire l’aveu, j’étais un peu mortifié de penser qu’Horace, mon futur héritier, avait attrapé l’âge de vingt-huit ans sans que personne lui connût une maîtresse ; son aventure me réjouit fort, et je suis bien tenté de faire mettre la chose dans les journaux. Mais toi-même, conviens-en... Les mères ont beau s’en défendre, rien ne les humilie tant que d’avoir un fils à qui le monde reproche d’être trop sage ; c’est un affront qu’on leur fait et qu’elles ont peine à digérer. Dieu bénisse Mme Corneuil ! La déesse Isis a trouvé à qui parler. Écris-moi incontinent que j’ai rencontré juste et que, toute réflexion faite, tu es aussi contente que moi. »
Le surlendemain, le marquis de Miraval reçut de sa nièce la courte réponse que voici :
« Mon cher oncle, votre lettre et les renseignements que vous avez eu l’obligeance de me procurer ont redoublé mon inquiétude. Ne doutez pas un seul instant que le jeune homme qui s’est brouillé avec Mme Corneuil n’ait dit vrai ; c’est à une intrigante que nous avons affaire. Pourquoi faut-il qu’Horace se soit laissé prendre dans ses filets ? Depuis que j’ai eu le malheur de perdre mon mari, vous avez été dans tous les cas importants mon seul conseil et mon suprême recours. Jamais je n’ai eu plus besoin de votre assistance. Je sais qu’il est cruel de vous arracher à votre cher Paris ; mais je connais vos bons sentiments à mon égard, votre sollicitude pour les intérêts de notre famille, votre amitié presque paternelle pour ce pauvre et absurde Horace. Je vous en supplie, venez me trouver à Vichy ; nous aviserons ensemble. Je vous appelle et je vous attends. »
Mme de Penneville avait raison de croire qu’il en coûtait à son oncle de quitter Paris ; depuis qu’il n’était plus diplomate, il ne pouvait se souffrir ailleurs. Dans les mois brûlants de l’été, alors que tout le monde s’en va, il n’avait garde de s’en aller. Il préférait aux plus belles sapinières les vernis du Japon et les ormeaux à petites feuilles qu’il apercevait de la terrasse de son cercle, où il passait la meilleure partie de ses journées et même de ses nuits. Cependant cet égoïste ou ce sage avait toujours pris à cœur les intérêts de son neveu, à qui il destinait son héritage, et au surplus il était curieux et ne s’en cachait pas. Il ordonna en soupirant à son valet de chambre de préparer ses malles, et le soir même il partait pour Vichy.
Prévenue par une dépêche, Mme de Penneville l’attendait à la gare. Du plus loin qu’elle l’aperçut, elle courut à sa rencontre et lui dit :
« Figurez-vous que cette femme est veuve et qu’il s’est mis en tête de l’épouser !
– Ah ! pauvre mère ! s’écria le marquis. Cette fois, j’en conviens, le cas est grave. »
II
M. de Miraval ne s’était pas trompé dans ses conjectures ; les choses s’étaient passées à peu près comme il l’avait pensé. Le comte Horace de Penneville avait fait au Caire la connaissance d’une belle blonde, et pour la première fois de sa vie son cœur s’était pris. On s’était rencontré au New-Hotel ; dès les premiers jours, Mme Corneuil s’était mise en frais pour attirer sur elle les regards et les pensées du jeune homme.
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