Amy Foster
Présentation
Amy Foster de Joseph Conrad
Traduit de l'anglais, préfacé et annoté par André Topia
Editions Rivages
Amy Foster (1901) a souvent été considéré comme une des œuvres les plus autobiographiques de Conrad et on y a vu un parallèle avec la situation qu’il vécut lorsqu’il s’arracha à la langue et la culture de sa Pologne natale pour devenir citoyen britannique. C’est d'abord une histoire de mer, qui raconte avec un réalisme terrifiant les tribulations d'un groupe d’émigrants pauvres poussés par l'espoir d'un eldorado en Amérique. Après le naufrage de son navire, le jeune Yanko devient un véritable paria dans une communauté paysanne anglaise qui voit en lui un fou dangereux. Le récit reprend le thème conradien de la rencontre entre l’autochtone et l’étranger, le civilisé et le sauvage. Inversant les figures de l’humain et l’inhumain, Conrad montre le “sauvage”, le “fou”, doué d'une humanité profonde qui se brise sur le refus obstiné des fermiers du Kent de reconnaître l’altérité de l’étranger. Sur cette situation désespérante vient se greffer une histoire d’amour qui prend vite la dimension d’une tragédie entre deux êtres que tout sépare.
À la fois tragédie romantique et parabole moderne sur la rencontre de l’autre, Amy Foster est un des textes les plus poignants de toute la littérature anglaise.
Joseph Conrad
Amy Foster
Traduit de l’anglais, préfacé et annoté par André Topia
Rivages poche
Petite Bibliothèque
Titre original : AMY FOSTER
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
106, bd Saint-Germain
75006 Paris
www.payotrivages.fr
Couverture : © Getty Images
© 2013, Éditions Payot & Rivages pour la présente traduction
ISBN : 978-2-7436-2572-6
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Préface
La nouvelle « Amy Foster » appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la « grande période » de l’œuvre de Conrad, qui va de 1897 (Le Nègre du « Narcisse ») à 1907 (L’Agent secret) en passant par Lord Jim (1900), « Cœur de ténèbres » (1902), Typhon (1903) et Nostromo (1904). Écrite en mai-juin 1901 et publiée dans le volume Typhon en 1903, elle a souvent été considérée comme une des œuvres les plus directement autobiographiques de l’auteur. Dans ce récit, qui raconte l’arrivée, après un naufrage, d’un émigré d’Europe centrale dans un petit village côtier du Kent, on a vu un parallèle avec la situation vécue par Conrad lui-même lorsqu’il quitta sa Pologne natale, s’arrachant à sa langue et à sa culture, pour devenir citoyen britannique. Même si des travaux récents ont montré que la lecture biographique doit être sérieusement nuancée1, la nouvelle a néanmoins pour arrière-plan une double expérience d’arrachement vécue par Conrad, d’abord pendant son enfance, puis au début de l’âge adulte.
En 1862, alors que Conrad a quatre ans, sa famille, qui vit à Varsovie, dans la partie de la Pologne occupée par la Russie, est déportée à Vologda, dans le nord de la Russie, après l’arrestation de son père, Apollo Korzeniowski, pour activités subversives contre l’occupant russe. Pendant le voyage, qui eut lieu dans des conditions très pénibles, l’enfant vécut les épreuves et la solitude de l’exil. Le jeune Conrad faillit mourir d’une pneumonie et sa mère mourra en 1865 d’une tuberculose due aux rigueurs du climat. Dans une lettre de juin 1862, Apollo Korzeniowski décrit ainsi son sentiment d’isolement au milieu des habitants de la région : « La population est un cauchemar : des cadavres rongés par la maladie. » C’est seulement en 1868 que le père de Conrad sera autorisé à rentrer en Pologne avec son fils.
Le second exil, volontaire celui-là, commence en 1874, lorsque Conrad, âgé de dix-sept ans, part pour Marseille et s’embarque sur un navire français, accomplissant là ce qu’il a appelé ensuite « un saut à pieds joints hors de mon environnement et de tout ce qui me rattachait à ma race » (A Personal Record). En 1878, il s’embarque cette fois sur un navire britannique, décide d’apprendre l’anglais et passe peu à peu les examens qui lui permettront de monter les différents échelons dans la marine marchande britannique. En 1886, il devient citoyen britannique et obtient son brevet de capitaine. Certes, on est loin alors de l’isolement et du désespoir du jeune Yanko dans la nouvelle, mais il ne faut pas oublier que le changement de nationalité de Conrad ne fut jamais une parfaite adaptation à son nouveau pays et que, même s’il acquit très vite une remarquable maîtrise de l’anglais littéraire écrit, il continua à parler l’anglais avec un fort accent polonais qu’il ne perdrait jamais. Dans la nouvelle, l’étrange pouvoir qu’a Yanko de « communiqu[er] aux sons des mots anglais les plus familiers un pouvoir étrangement pénétrant, comme si c’étaient les mots d’une langue d’un autre monde » fut peut-être aussi celui de Conrad avec la langue anglaise. À cet égard, la fin de la nouvelle semble prémonitoire d’un épisode de la vie de Conrad qui se produira près de dix ans plus tard, en janvier 1910 : peu de temps avant de rendre le manuscrit de Sous les yeux de l’Occident, en proie à une fatigue et une tension accumulées depuis des années, Conrad passa par une très sérieuse dépression nerveuse, accompagnée de moments de délire lors desquels il parlait polonais à son épouse et conversait avec les personnages de son roman2. On ne peut pas ne pas penser là aux derniers moments de Yanko, réclamant de l’eau à Amy Foster sans se rendre compte qu’elle ne peut le comprendre, car dans sa fièvre il est revenu à sa langue maternelle.
Comme beaucoup d’œuvres de Conrad, « Amy Foster » est d’abord une histoire d’exil, qui raconte avec un réalisme terrifiant les tribulations d’un groupe d’émigrants pauvres d’Europe centrale, entassés dans l’entrepont d’un navire dans l’espoir hypothétique d’un eldorado et d’une nouvelle vie en Amérique. Yanko, le jeune héros de l’histoire, fait partie de ces nombreux paysans misérables de l’empire austro-hongrois, qui, grugés par des escrocs sans scrupules écumant les villages, se laissent prendre au mirage du rêve américain lorsqu’on leur promet une vie facile et des salaires mirobolants3. À partir des bribes du témoignage de Yanko, le docteur Kennedy reconstitue pas à pas la machination qui va aboutir au désastre : l’escroquerie habilement montée par un groupe d’aigrefins qui font miroiter le rêve des dollars faciles et de « l’or pur par poignées » ; la fascination du télégraphe (probablement simulé), dont la prouesse technique impressionne le jeune paysan ; la famille paysanne qui vend des chevaux et des lopins de terre pour parvenir à rassembler l’argent permettant de payer le voyage du fils. C’est ensuite le voyage en train cauchemardesque à travers le nord de l’Europe, jusqu’à Berlin, puis Hambourg, pendant lequel tout est vécu par une narration subjective qui nous fait partager le point de vue de Yanko. Nous le voyons traverser comme en rêve, dans un dépaysement total, les plaines du nord de l’Allemagne qu’il ne parvient à percevoir qu’à travers la lentille de son expérience rurale : pour imaginer l’immensité de la foule des autres émigrants, il n’a d’autre point de comparaison que son souvenir des pèlerins rassemblés les jours de fête au couvent des Carmélites, et la hauteur du toit en verrière d’une gare évoque pour lui la taille du plus haut pin de montagne qu’il ait jamais vu. De même, les locomotives apparaissent comme de mystérieuses machines encore inconnues du jeune voyageur.
On assiste là à un terrifiant choc culturel, qui met brutalement en contact un jeune paysan appartenant à un milieu rural encore d’un autre siècle avec le monde de la machine, de l’industrie et des déplacements à travers l’Europe. Alors que la vie de Yanko a été jusque-là ponctuée par la prière familiale du soir et les pèlerinages annuels dans les différents lieux saints de la région, il se retrouve soudain dans une foule anonyme et cosmopolite (« des nations entières »), où il perd rapidement contact avec ses quelques amis et est emporté comme des centaines d’autres par un vaste mouvement de déplacement sur lequel il n’a aucune prise, en proie au mouvement de la machine. On pourrait dire, en reprenant la célèbre distinction du sociologue allemand Ferdinand Tönnies4, que Yanko est passé en quelques jours du monde organique et quasi tribal de la Gemeinschaft (communauté, dont le modèle est la maison rurale) à celui, économique et déshumanisé, de la Gesellschaft (société fondée sur les rapports marchands, mais aussi société anonyme commerciale).5 Cette brutale transplantation produit dans la narration un effet d’extraordinaire étrangeté, comme si le paysage aperçu par les vitres du train était vu par un être d’une autre planète. La paroi du bateau dans lequel Yanko doit s’embarquer lui apparaît ainsi comme « quelque chose qui ressemblait à une grande maison sur l’eau » et les mâts surgissent « comme poussant sur le toit, des arbres dénudés en forme de croix », image qui montre à quel point son regard reste coloré par l’imprégnation religieuse et la mémoire paysanne. Plus tard, même dans l’environnement de la ferme des Swaffer, cette impression d’être dans un univers parallèle continuera.
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