Yanko reste pour la population du village « un homme transplanté sur une autre planète » et lui-même semble vivre dans un univers spectral : « Il avait l’impression que ces visages étaient ceux d’êtres de l’autre monde – des morts. »

L’histoire de Yanko est aussi, comme souvent chez Conrad (Le Nègre du « Narcisse », Lord Jim, « Jeunesse », Typhon), une histoire de tempête et de naufrage (l’un des premiers titres de la nouvelle fut « Le Naufragé »). Mais ici la rapidité et la brutalité de la catastrophe, qui se déroule sans témoins et est reconstituée fragmentairement après coup, donnent à l’événement une dimension d’horreur si incompréhensible qu’elle confine à l’absurde. Dans une narration rétrospective qui rassemble tant bien que mal les bribes de récit qui lui ont été rapportées par Yanko, le docteur Kennedy parvient à reconstituer l’origine du naufrage, le navire allemand ayant probablement été percuté par un autre bateau, qui disparaît ensuite sans qu’on sache jamais ce qu’il est devenu : « était reparti, inconnu, invisible, et fatal, pour périr mystérieusement en mer ». L’ironie est que dès les premières pages de la nouvelle, le paysage côtier était balisé par des cartes marines où le moulin à vent et la tour Martello apparaissaient comme « les points de repère officiels pour la zone de fonds marins navigables représentée sur les cartes de l’Amirauté par des pointillés en ovale irrégulier ». Un immense écart sépare cette soigneuse cartographie de la réalité brutale du naufrage, négation de tous les efforts des géographes pour domestiquer les pouvoirs de la mer. Et comme souvent chez Conrad, cette fatalité de la mer a ici quelque chose de funeste, comme si les forces du cosmos obéissaient à une intention malfaisante, presque criminelle : « Un enchaînement d’événements sans le moindre indice, et un silence furtif comme celui d’un crime soigneusement exécuté. » On retrouverait le même sentiment d’absurdité inexplicable lors du mystérieux accident en mer qui déclenche la tragédie dans Lord Jim : on en perçoit les effets instantanés (« la coque mince parut onduler, se soulever d’un bout à l’autre de quelques pouces »), mais on ne saura jamais ce qui en a exactement été la cause. Dans « Amy Foster », l’horreur tient au silence qui suit le naufrage, tout étant accompli en quelques instants : « Ce fut la mort sans le moindre écho. » Entre le moment de l’accident lui-même et son résultat tangible avec les cadavres dénudés qu’on retrouve sur la côte, ballottés par les vagues, il y a un blanc mystérieux et terrifiant, que la narration se garde bien de combler. Tout comme l’« horreur » évoquée par Kurtz, ce « cœur de ténèbres » est au centre même du récit et ne cesse d’irradier de son pouvoir délétère tout au long de la nouvelle.

Comme souvent aussi chez Conrad, en particulier avec la figure de Marlow, le récit est construit sur plusieurs narrations enchâssées : le narrateur principal, qui reste anonyme, nous transmet les paroles du docteur Kennedy, lequel à son tour reconstitue le témoignage de Yanko, le plus souvent au style indirect, mais parfois dans un style indirect libre qui transmet son discours sans vraiment lui donner la parole – et l’une des ambiguïtés de la nouvelle est qu’on parle beaucoup pour Yanko, ou à sa place, mais sans jamais nous révéler sa voix. Ces narrations enchâssées produisent un double effet de résonance rhétorique et d’incertitude profonde quant à la vérité du récit, un exemple de ce que définit Marlow au début de « Cœur de ténèbres » : « le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur, comme un noyau, mais à l’extérieur, enveloppant le récit qui le faisait ressortir comme une lueur fait ressortir la brume. »

D’emblée, le docteur Kennedy donne à sa narration une tonalité résolument tragique et confère à l’épreuve vécue par Yanko une dimension universelle, faisant de lui à la fois le héros d’une quasi-épopée et la figure d’une moralité légendaire : « parmi tous les aventuriers naufragés dans tous les lieux sauvages du monde, il n’y en a pas un seul, il me semble, qui ait eu à subir un destin aussi absolument tragique que l’homme dont je parle. » L’entrée de Yanko dans le monde « civilisé » du Kent commence par une lutte pour la survie qui le fait revenir à l’état animal, luttant « comme un animal pris dans un filet », « marchant à quatre pattes », se réfugiant parmi des moutons, puis dans une porcherie. Mais une aliénation plus profonde succède à cette régression animale : car la tragédie de Yanko tient surtout à l’isolement radical dans lequel il va se retrouver, véritable paria dans une communauté paysanne anglaise qui voit en lui un fou dangereux. Là encore, Conrad, imprégné d’histoire et de littérature, ne permet pas au protagoniste de suivre une évolution autonome, mais l’inscrit d’emblée dans un modèle qui s’est répété à travers l’histoire et dont on trouve des exemples dans de nombreux récits, réels ou fictionnels, celui de l’exilé, jeté dans un monde où il est « un étranger, abandonné, sans défense, incompréhensible, et d’une origine mystérieuse, dans quelque coin obscur de la terre ».

Mais cette fiction quasi allégorique a également une dimension plus moderne, rejoignant le thème, central chez Conrad et plus généralement dans la littérature « coloniale », de la rencontre entre l’autochtone et l’étranger, entre le civilisé et le sauvage. On retrouve là un avatar de l’inversion dévastatrice opérée par Conrad au début de « Cœur de ténèbres », lorsqu’il renverse la relation entre colonisateur et colonisé en comparant les commerçants européeens remontant le fleuve Congo, dans un territoire hostile, aux légionnaires romains qui remontèrent pour la première fois la Tamise, confrontés à la « sauvagerie absolue » de peuplades indigènes anglaises en embuscade, ceux-là mêmes qui, des siècles plus tard, deviendront les fermiers prospères du Kent. De même ici, pour l’émigré qui arrive d’un monde encore ancré dans des traditions paysannes ancestrales, l’Angleterre est une terra incognita où il s’attend à trouver « des sauvages ou des bêtes féroces ». Conrad connaissait très bien le Kent, où il vécut dans différentes résidences à partir de 1898, et aimait s’appeler « a Kentish-man ». L’environnement social, économique, familial, moral dans lequel est soudain plongé Yanko est évoqué avec une remarquable exactitude. Les indigènes du Kent sont certes beaucoup plus « évolués » que les paysans de son pays, mais leurs coutumes lui apparaissent néanmoins d’une sauvagerie incompréhensible. C’est tout une autre éthique qui gouverne ces fermiers, solidement installés dans une prospérité agricole qui est à des années lumière du mode de vie communautaire des paysans de l’empire autrichien. Alors que la famille de Yanko sacrifie des chevaux et des lopins de terre pour lui permettre de partir en Amérique et qu’il projette d’envoyer régulièrement de là-bas de l’argent à sa famille, les fermiers du Kent obéissent à des lois financières et économiques autrement plus dures : le grand-père d’Amy raie le nom de son fils de son testament parce que celui-ci a fait un mariage qui lui déplaît, et les Foster sont hostiles au mariage d’Amy parce qu’ils n’ont pas envie de perdre le salaire que gagne la jeune fille. D’où la « stupeur et l’indignation » de Yanko devant un monde où l’on repousse les mendiants, où les enfants jettent des pierres aux étrangers et où la charité avec les déshérités ne fait pas partie des règles communautaires.

Mais cette stupeur est partagée, comme le montre le moment clé qu’est le soudain échange de regards entre Smith et la créature venue d’ailleurs : « l’étrangeté de cette rencontre silencieuse le [Smith] stupéfia véritablement. » Smith apparaît en effet incapable de soutenir cette épreuve de la présence de l’autre, qui surgit en une révélation brutale derrière l’écran des cheveux hirsutes « comme on écarte les deux pans d’un rideau », et il la déplace aussitôt vers des normes sociales acceptables. Yanko est ainsi immédiatement perçu comme une créature hors normes, « indéfinissable » (nondescript), et lorsque Smith le montre à Kennedy, il en fait une chose : « J’ai quelque chose ici », le présentant comme une de ces monstruosités qu’on expose dans les cabinets de curiosités victoriens : « Une vraie curiosité, hein ? » De même, Swaffer voit en Yanko une « bizarrerie » intéressante, semblable à « une nouvelle espèce de rose dans un jardin ou un chou monstrueux planté par un villageois ». Tout comme, dans Lord Jim, les insectes de Stein sont enfermés et classés dans des casiers en verre, les conduites aberrantes de Yanko, « créature baragouinant de la façon la plus inquiétante », sont rassemblées sous une catégorie bien répertoriée, qui permet à la fois de cerner son « inexplicable étrangeté » et de prendre des mesures contre lui, celle du « fou évadé ». Et l’expression « le fou » apparaît à plusieurs reprises pour le désigner dans la population du village. Sa première expérience de la vie dans le village est d’ailleurs celle de l’enfermement dans le hangar à bois, suite logique de l’enfermement qu’il avait subi dans les « boxes de bois » du navire d’émigrants.

Mais la narration enchâssée, par un remarquable effet de dialogisme, va mettre en perspective cet affrontement polaire. Car Kennedy non seulement est médecin, mais a derrière lui une expérience du monde qui va lui permettre de renverser le point de vue étroitement normatif des fermiers du Kent. On apprend en effet qu’il a été médecin dans la marine, qu’il a accompagné un grand voyageur et exploré des continents, et qu’il s’est fait connaître par des articles savants sur la faune et la flore. Sa prise en charge de la narration fournit une approche déjà presque anthropologique et permet une révolution copernicienne salutaire qui remet Yanko à sa juste place en inversant humanité et inhumanité : le yahoo6 hirsute et crasseux qu’est Yanko à son arrivée, le « sauvage », le « fou », apparaît en fait doué d’une humanité profonde, d’une finesse et d’une élégance naturelles qui contrastent de façon dévastatrice avec le matérialisme prosaïque des fermiers du Kent et leur refus obstiné de reconnaître l’altérité de l’étranger. Par une formule quasi oxymorique, Kennedy souligne d’ailleurs le paradoxe essentiel de Yanko, qui est que son humanité est liée à ce qui en est habituellement le plus éloigné, une animalité primitive : « son humanité m’évoquait quelque chose d’une créature des bois. » Son témoignage nous apprend que Yanko est « d’une nature extrêmement sensible » et qu’il est détenteur d’une culture naturelle, proche de la poésie et de la musique, héritée d’une tradition populaire paysanne séculaire, alors qu’au contraire les « dames du presbytère », pourtant représentantes d’une culture plus sophistiquée, s’efforcent maladroitement de lire Goethe avec un dictionnaire et essaient depuis des années de lire Dante, manifestement sans y parvenir. On ne s’étonnera pas qu’elles se révèlent incapables de comprendre l’idiome du jeune étranger. Le récit insiste à plusieurs reprises sur la voix mélodieuse de Yanko, ses chants qui ressemblent à de la poésie, sa démarche souple et quasi aérienne, qui évoque celle d’un danseur. Mais cette poésie du corps et de la voix est enracinée dans une participation communautaire et ne fait pas bon ménage avec les codes des pubs anglais : lorsque Yanko essaie de faire une démonstration de danse à l’auberge, il est mis dehors sans ménagement.

Sur cette situation désespérante vient se greffer une histoire d’amour, qui prend vite la dimension d’une tragédie inéluctable, entre deux êtres que tout sépare.