Il se souvenait qu’il s’était senti mieux (une fois que le bateau eut jeté l’ancre, je suppose), et que l’obscurité, le vent et la pluie lui avaient coupé le souffle. Cela semble vouloir dire qu’il avait passé un certain temps sur le pont cette nuit-là. Mais il ne faut pas oublier qu’il était resté sans connaissance, que pendant quatre jours il avait eu le mal de mer et était resté enfermé dans l’entrepont, qu’il n’avait aucune notion de ce que c’est qu’un bateau ou la mer, et donc ne pouvait avoir aucune idée précise de ce qui lui arrivait. La pluie, le vent, l’obscurité, cela il connaissait ; il reconnut le bêlement des moutons, et il se souvenait de la souffrance qu’il ressentit dans sa misère et sa détresse, de son étonnement douloureux en s’apercevant que personne ne la voyait ni ne la comprenait, de son désarroi en découvrant que tous les hommes étaient furieux et toutes les femmes insensibles. Il est vrai, disait-il, qu’il les avait abordés comme un mendiant ; mais dans son pays, même si l’on ne donnait rien, on parlait gentiment aux mendiants. Dans son pays, on n’apprenait pas aux enfants à jeter des pierres sur ceux qui imploraient la pitié. La conduite de Smith le stupéfiait complètement. Le hangar à bois présentait l’horrible apparence d’un cachot. Qu’allait-on lui faire maintenant ?… Rien d’étonnant à ce qu’Amy Foster apparût à ses yeux avec l’auréole d’un ange de lumière. La jeune fille n’avait pas pu dormir à force de penser à ce malheureux, et le lendemain matin, avant que les Smith ne se lèvent, elle se glissa dehors et traversa la cour de derrière. Entrouvrant la porte du hangar à bois, elle regarda à l’intérieur et lui tendit une demi-miche de pain blanc – “le genre de pain que mangent les riches dans mon pays”, disait-il.
« Voyant cela, il se leva lentement des divers détritus qui l’entouraient, raide, affamé, tremblant, et hésitant. “Pouvez-vous manger cela ?”, demanda-t-elle de sa voix douce et timide. Il dut la prendre pour une “dame miséricordieuse”. Il dévora férocement, et des larmes coulaient sur la croûte du pain. Soudain il lâcha le pain, saisit le poignet de la jeune femme et imprima un baiser sur sa main. Elle ne fut pas effrayée. Derrière son état misérable, elle avait observé qu’il était bien de sa personne. Elle referma la porte et retourna lentement à la cuisine. Beaucoup plus tard, elle raconta cela à Mme Smith, qui tremblait à la simple idée que cette créature la touche.
« Ce soudain élan de pitié le fit revenir à des relations humaines avec son nouvel entourage. Il ne l’oublia jamais – jamais.
« Ce même matin, le vieux M. Swaffer (le plus proche voisin de Smith) vint lui donner son avis, et repartit finalement en emmenant l’homme. Il était là, ayant du mal à tenir debout, docile, couvert de boue à moitié séchée, tandis que les deux hommes parlaient à côté de lui dans une langue incompréhensible. Mme Smith avait refusé de descendre tant que le fou n’aurait pas quitté les lieux ; Amy Foster, du fond de la sombre cuisine, observait par la porte de derrière qui était ouverte ; et il obéissait de son mieux à ce qu’on lui faisait comprendre par signes. Mais Smith était plein de méfiance. “Attention, monsieur ! Tout ça, c’est peut-être de la ruse”, cria-t-il plusieurs fois comme pour le mettre en garde. Lorsque M. Swaffer fouetta sa jument, la misérable créature qui était assise humblement à côté de lui eut un accès de faiblesse et faillit basculer du haut cabriolet. Swaffer l’emmena directement chez lui. Et c’est alors que j’entre en scène.
« Le vieil homme m’appela tout simplement en me faisant signe de la main par-dessus son portail, alors que je passais par hasard en voiture. Je m’arrêtai, bien sûr.
« “J’ai quelque chose ici”, marmonna-t-il m’emmenant dans une remise, un peu à l’écart des autres bâtiments de sa ferme.
C’est là que je le vis pour la première fois, dans une longue pièce basse qui avait été aménagée dans cette espèce de remise à voitures. L’endroit était nu et blanchi à la chaux, avec dans le fond une petite ouverture carrée garnie d’une vitre craquelée et poussiéreuse.
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