Cela fait, il s’essuya le front, bien que la journée fût froide. Il avait accompli son devoir envers la communauté en enfermant un fou évadé et probablement dangereux. Smith n’est pas du tout un homme dur, mais il n’y avait place dans son esprit que pour cette idée de folie. Il n’avait pas assez d’imagination pour se demander si cet homme n’était pas en train de périr de froid et de faim. Pendant ce temps, le fou fit d’abord tout un vacarme dans le hangar à bois. À l’étage, Mme Smith hurlait, s’étant enfermée dans sa chambre ; mais Amy Foster sanglotait pitoyablement à la porte de la cuisine, se tordant les mains et murmurant : “Non ! Non !” J’imagine que Smith passa un mauvais moment ce soir-là au milieu de tous ces cris, et cette inquiétante voix de fou qui criait obstinément derrière la porte ne fit qu’ajouter à son irritation. Il n’avait aucun moyen de relier cet insupportable fou au naufrage d’un bateau dans Eastbay, rumeur qui avait circulé sur la place du marché de Darnford. Et je suppose que l’homme enfermé était très proche de la folie ce soir-là. Avant que son excitation retombât et qu’il perdît conscience, il ne cessa de se démener violemment dans l’obscurité, trébuchant sur de vieux sacs et se mordant les poings de rage, de froid, de faim, d’effarement et de désespoir.
« C’était un montagnard de la chaîne orientale des Carpathes, et le vaisseau qui avait sombré la nuit précédente dans Eastbay était un navire d’émigrants de Hambourg, le Herzogin Sophia-Dorothea, de sinistre mémoire.
« Quelques mois plus tard nous pûmes lire dans les journaux les comptes rendus sur les activités des fausses “Agences d’émigration” parmi les paysans d’origine slave, dans une des provinces les plus éloignées de l’Autriche. Le but de ces escrocs était de s’emparer des fermes de ces pauvres paysans ignorants et ils étaient de mèche avec les usuriers de la région. Ils exportaient leurs victimes principalement par Hambourg. Quant au bateau, je l’avais observé de cette même fenêtre, arrivant dans la baie après avoir choqué les écoutes et remonté les voiles par un après-midi sombre et menaçant. Il jeta l’ancre, conformément aux indications de la carte, en face de la station de gardes-côtes de Brenzett. Je me souviens, avant la tombée de la nuit, avoir regardé à nouveau ses espars et son gréement dont les lignes se découpaient, sombres et effilées, sur l’arrière-fond des nuages effilochés couleur ardoise, comme si une autre flèche plus mince était venue s’ajouter à la gauche du clocher de Brenzett. Dans la soirée, le vent se leva. À minuit j’entendis de mon lit les terribles rafales de vent et le bruit de la pluie tombant en déluge.
« À peu près à ce moment-là, les gardes-côtes crurent voir les feux d’un steamer sur le lieu du mouillage. En un instant ils disparurent ; mais il est clair qu’un autre bateau inconnu avait tenté de trouver un abri dans la baie par cette épouvantable nuit aveugle, avait percuté le navire allemand en plein travers (une brèche – comme me le dit ensuite l’un des plongeurs – “par où on aurait pu faire passer une péniche de la Tamise”), et ensuite était reparti, intact ou endommagé, qui peut le dire ; mais était reparti, inconnu, invisible, et fatal, pour périr mystérieusement en mer. De ce navire, on n’a jamais rien su, et pourtant, avec la clameur publique que suscita cette affaire dans le monde entier, on l’aurait découvert s’il avait encore existé quelque part à la surface des océans.
« Un enchaînement d’événements sans le moindre indice, et un silence furtif comme celui d’un crime soigneusement exécuté, telles sont les caractéristiques de ce désastre meurtrier qui, vous vous en souvenez peut-être, eut son heure d’horrible célébrité. Le vent aurait probablement empêché qu’on entende du rivage les cris les plus stridents ; le bateau n’avait manifestement pas eu le temps de lancer des signaux de détresse. Ce fut la mort sans le moindre écho. Le navire de Hambourg se remplit d’eau immédiatement et se retourna en sombrant, et à l’aube on ne voyait même pas un bout d’espar à la surface de l’eau. Sa disparition fut signalée, bien sûr, et les gardes-côtes crurent d’abord qu’il avait soit chassé sur ses ancres, soit rompu son câble pendant la nuit, et avait été emporté au large. Puis, au changement de marée, l’épave dut bouger un peu et libérer quelques corps, car un enfant – une petite fille blonde en robe rouge – fut rejeté à la côte à la hauteur de la tour Martello. Dès l’après-midi, vous pouviez voir sur les quatre kilomètres de plage des formes sombres aux pieds nus, ballottées par l’écume des vagues, et des hommes à l’air rude, des femmes au visage dur, des enfants, le plus souvent blonds, qu’on transportait, le corps rigide et trempé, sur des brancards, des claies, des échelles, en une longue procession qui passait devant l’auberge du Ship, et qu’on allongeait les uns à côté des autres sous le mur nord de l’église de Brenzett.
Officiellement, le corps de la petite fille en robe rouge est la première chose qui fut rejetée à la côte par ce navire. Mais j’ai des patients dans la population des marins de West Colebrook, et je sais à titre privé que très tôt ce matin-là, deux frères, étant allés voir leur barque de pêche qu’ils avaient halée sur la plage, trouvèrent à une bonne distance de Brenzett une cage à poules comme on en trouve sur les bateaux, échouée sur le rivage, contenant onze canards noyés. Leurs familles mangèrent les canards et la cage à poules fut débitée à la hache pour faire du bois de chauffage. Il est possible qu’un homme (à supposer qu’il se fût trouvé par hasard sur le pont au moment de l’accident) ait flotté jusqu’au rivage sur cette cage à poules. Peut-être. J’avoue que c’est peu vraisemblable, mais cet homme était bien là – et pendant des jours, et même des semaines – il ne nous vint pas à l’esprit que nous avions parmi nous le seul être vivant qui avait échappé à ce désastre. Et cet homme, même lorsqu’il apprit à parler intelligiblement, fut incapable de nous dire grand-chose.
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